[La vie des mots] Traducteur, oiseau sans ailes

Quand on vient d’une langue minoritaire, dit l’universitaire afrikaans Catherine du Toit, on est toujours très attentif à la traduction. Mais, à part les anglophones, et encore, qui parle une langue majoritaire dans le monde ?

Le syldave, découvert dans les albums de Tintin, est assurément une langue peu usitée. Est-ce en écolier curieux, déchiffrant la devise nationale de la Syldavie, qu’est née ma vocation de traducteur ? Eih bennek, eih blavek, pas de doute, cela signifiait bien « J’y suis, j’y reste ». Le parler populaire des Marolles, quartier de Bruxelles où flânait Hergé, s’est fait laminer sous le coup de la « gentrification », comme disent les sociologues. Une larme pour le syldave disparu.

Souvent, il me semble à la fois présomptueux et méritoire de me lancer dans une traduction. A l’ambition de tutoyer les étoiles répond l’image du soutier de la littérature. Le matelot chargé jadis de transporter le charbon vers la chaufferie, tout noir, turbinait dans l’indifférence de son armateur. Il est si facile d’oublier le nom du traducteur lors d’une lecture publique. De l’ignorer dans une critique. D’expliquer une mauvaise vente par une traduction défaillante.

Oui, il nous arrive de faire des erreurs. J’ai connu un mélange de soulagement et de reconnaissance envers un ami particulièrement doué qui m’avait fait relire, jadis, des extraits de sa traduction : il avait laissé un faux-sens. Il est aujourd’hui l’un de nos traducteurs les plus fins. Dans les grandes sociétés d’édition, je suis frappé par la qualité de relecture. En dehors des correcteurs de la maison, elles font appel à des professeurs qui, très courtoisement, bombardent le traducteur de questions.

Une traduction bizarre me taraude encore. Le contexte était bousculé. En cet été 2009, à la veille d’un déménagement pour l’Afrique du Sud, on me demande de traduire d’urgence les poèmes que Breyten Breytenbach avait composés en mémoire de son ami palestinien Mahmoud Darwish, récemment décédé. Les délais de fabrication étaient contraints, il fallait boucler l’affaire en quinze jours. Dès le premier poème, je me suis cogné au cœur fatigué de Darwish, qualifié de « voyelle en haillons ». Pourquoi ai-je traduit « ton cœur enfin / devenu oiseau sans ailes ». Je n’en sais plus rien. J’ai dû penser au tableau de Breyten avec un oiseau pris dans un lacet. Ou mettre une solution provisoire en attendant de revenir sur le métier.

Peut-être me sentais-je écrasé par la tâche, comme un oiseau cloué au sol, aptère, incapable de survoler les difficultés. Quelques mois plus tard, Breyten reçut le Prix Max Jacob pour son recueil. Il eut l’élégance d’affirmer, lors de sa réception, que c’était l’œuvre de trois personnes, dont Darwish et Lory. L’incongruité, il l’a repérée trois ans plus tard, lors d’une lecture à Johannesburg… et l’a trouvée drôle, acceptable même.

Il faut savoir que nous, les traducteurs, sommes toujours insatisfaits de notre travail. Nous savons qu’il existe sans doute encore une piste que nous n’avons pas explorée. Pour quelques instants de bonheur quand nous dénichons la belle trouvaille, combien d’heures à soupeser les alternatives ! En quarante ans, je n’ai eu qu’un seul accès de mégalomanie en jugeant ma phrase en français meilleure que l’originale en anglais.

En règle générale, les traducteurs sont humbles. Ils savent que quelques décennies plus tard, leur travail sera revu à l’aune d’un autre temps, d’une autre histoire, d’un autre style. Il m’est arrivé de retravailler un poème que j’avais traduit quarante ans plus tôt.

Mais il convient de conserver, m’a recommandé Patrick Chamoiseau, une petite part d’obscurité dans les traductions. Trop de limpidité est réducteur.

Afin de garder haut le moral, amis traducteurs, répétons la formule d’Umberto Eco : « J’aime voir comment l’artiste traducteur s’est colleté avec l’artiste écrivain ».

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