«La musique rapproche des peuples que les gouvernements veulent diviser»

« La musique adoucit-elle les relations internationales ? » C’était le thème de la conférence organisée le 9 mai à la Bibliothèque publique d’information, au Centre Georges-Pompidou (Paris). La sociologue et musicologue Cécile Prévost-Thomas et le professeur en science politique Frédéric Ramel ont débattu de la question, montrant les imbrications complexes et multiples qu’il y a entre musique et diplomatie.

Le concert du groupe britannique des Rolling Stones le 25 mars dernier à Cuba, qui marque le retour du rock dans le pays communiste. L’« Orchestre debout » qui, le 30 avril, célèbre en musique le premier mois d’existence de Nuit debout sur la place de la République à Paris. L’orchestre symphonique du théâtre Marriinsky de Saint-Pétersbourg (Russie) qui joue, le 5 mai, dans la ville antique syrienne de Palmyre en ruines, et qui fait l’ouverture du journal de 20 heures sur France 2.

Qu’y a-t-il de commun entre tous ces événements, s’interroge la sociologue et musicologue Cécile Prévost-Thomas ? Maître de conférences en musicologie à l’université Sorbonne-Nouvelle-Paris-III, elle développe : « Au-delà du divertissement, est-ce qu’il n’y a pas, avec la musique, matière à penser les relations internationales ? ». C’était tout l’objet de cette conférence sur le thème « La musique adoucit-elle les relations internationales ? », entre elle et Frédéric Ramel, professeur à Sciences Po Paris, rattaché au Centre d’études et de recherches internationales (Ceri).

« Être un internationaliste implique de s’intéresser à la musique »

« Le thème peut paraître étrange, mais il a des vertus cachées, explique Alain Dieckhoff, directeur du Ceri, qui animait la rencontre. Il y a toujours eu un lien entre la musique et le pouvoir. » Un thème qui est d’ailleurs dans l’air du temps : les 20 et 21 avril 2016, a eu lieu un colloque sur le thème « Sons et voix de la scène internationale : comprendre les diplomaties musicales ».

En 2014, un livre intitulé Music and Diplomacy from the Early Modern Era to the Present (Musique et diplomatie du début de l’époque moderne à aujourd’hui) a cherché à montrer comme « la musique façonne l’activité diplomatique, la recherche du pouvoir et la conduite des relations internationales ». « Être un internationaliste implique de s’intéresser à la musique », expose Frédéric Ramel. Il rappelle par exemple le rôle que joue l’exportation de la musique pop dans l’émergence de la Corée du Sud.

Les vedettes de musique et la « diplomatie du mégaphone »

Dans l’histoire, de nombreux exemples montrent cette influence réciproque que se livrent musique et relations internationales. Alain Dieckhoff a commencé ainsi par rappeler que les rois François Ier et Louis XIV, notamment, étaient très sensibles à certains musiciens qui ont laissé un héritage important. Il a également souligné que le congrès de Vienne, tenu en 1814-1815 pour sceller le sort de l’Europe après la chute de Napoléon, était surnommé le « congrès qui danse », car la musique y adoucissait les négociations des diplomates. Frédéric Ramel a aussi indiqué que le Te Deum de Haendel a été composé pour célébrer un événement diplomatique, la victoire britannique lors de la bataille de Dettingen pendant la guerre de Succession d’Autriche.

Mais ce sont surtout deux exemples actuels, presque aux antipodes, qui ont permis de rendre compte de l’importance de la musique dans les relations internationales : celui du chanteur Bono et celui du chef d’orchestre Daniel Barenboim.

« Bono essaie d’utiliser sa notoriété pour la lutte contre le sida, contre l’extrême pauvreté ou, plus récemment, sur la crise des migrants », explique Alain Dieckhoff. Frédéric Ramel ajoute : « Bono est au centre. Il veut se poser comme un représentant et un négociateur, au même plan que des décideurs politiques ou économiques. Il se rend au Forum économique mondial de Davos mais aussi au G7 ou au G8, où il a la posture d’un diplomate. Il apporte ce que l’on appelle la “diplomatie du mégaphone” ou un effet buzz. » On peut aussi le voir tenir une conférence TED sur la pauvreté :

Cécile Prévost-Thomas a, au passage, regretté que, pour Bono, chanteur du groupe U2, « la vedette a remplacé l’attention que l’on porte sur les œuvres proprement musicales ».

La musique pour dialoguer, pour « envisager une coopération avec l’ennemi »

Face à cette « diplomatie des célébrités », pour reprendre l’expression de Frédéric Ramel, un autre exemple de diplomatie par la musique a été présenté : Daniel Barenboim, chef d’orchestre de nationalités argentine et israélienne et citoyen d’honneur palestinien. Ce dernier s’est illustré en dirigeant le West-Eastern Divan Orchestra, un orchestre qui réunit chaque année, en Europe, 80 jeunes d’Israël, des Territoires palestiniens et des Etats voisins comme la Syrie, le Liban, l’Egypte et la Jordanie.

Barenboim explique que sa démarche est, avant même d’organiser un orchestre, de créer un forum où le dialogue entre des jeunes israéliens et palestiniens est possible. Ramel en conclut que, la différence avec Bono, « c’est que Barenboim ne veut pas politiser sa pratique. Il construit un orchestre où on peut envisager une coopération avec l’ennemi. Mais une des limites est que Barenboim s’adresse à un public occidental européen, et pas aux Israéliens ni aux Palestiniens. »

Le débat semblait ainsi se conclure sur ce mot d’Alain Dieckhoff, qui a déclaré : « Barenboim montre que la musique rapproche des peuples que les gouvernements veulent diviser. » La musique comme outil de rapprochement et de dialogue, mais peut-être plus efficace à petite échelle, et moins en ce qui concerne les grands dirigeants de ce monde.


Gaëlle Massicot-Bitty, responsable du pôle spectacle vivant et musiques actuelles à l’Institut français, devait participer à la conférence, mais a été « excusée pour raisons de santé ».

Cette conférence était la dernière du cycle Enjeux internationaux. Le 13 juin, une rencontre sur le thème « Quand la pop s’en mêle : pop et justice sociale » aura lieu à la Bibliothèque publique d’information (Paris).

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