RFI : Qu’est-ce qu’un centre de mémoire ? Est-ce un monument ? Un musée ?
Gisèle Pineau : Il faut tout d’abord rendre hommage aux courageux Guadeloupéens qui se sont battus pour que ce gigantesque édifice sorte de terre. De cette terre de Guadeloupe, qui n’en finit pas de composer avec son histoire, de toutes les manières possibles.
Depuis l’abolition de l’esclavage en 1848, la Guadeloupe a tenté de gommer ce passé, de l’enfouir au plus profond de sa mémoire, d’anesthésier son grand corps malade et son esprit étreint de mille questions douloureuses, de mille fantômes sans visages... Le Mémorial ACTe est l’aboutissement d’un long chemin pour les Guadeloupéens qui affrontent enfin leur histoire et se reconnaissent, à la face du monde, héritiers de cette abomination que fut l’esclavage.
Le Mémorial ACTe, Centre caribéen d’expression et de mémoire de la traite et de l’esclavage, est une œuvre architecturale à la mesure des crimes commis jadis par l’homme blanc sur les peuples noirs du continent africain : une gigantesque déportation, suivis du commerce triangulaire qui engraissait les uns et chosifiait les autres, les réduisant au statut de biens meubles, d’animaux domestiques, de bêtes de somme, de charrues, de manches de pioches…
Les bâtiments du Mémorial abritent trois pôles : celui de la « Connaissance » avec son exposition permanente qui rend compte de l’esclavage – de l’Antiquité à nos jours –, celui de l’« Echange » et de la « Diffusion » qui s’ouvre aux chercheurs, créateurs et artistes caribéens, qu’ils soient afro-descendants ou gens de la diaspora, enfin un lieu de recueillement, excentré dans un vaste jardin panoramique nommé « Morne Mémoire », qui sera relié au mémorial par une passerelle de plus de 200 mètres.
En quoi ce Mémorial sera-t-il différent du monument qui a été érigé en 2012 à Nantes, sur les berges de la Loire ?
Le Mémorial ACTe est implanté en Guadeloupe, au milieu de l’arc antillais, au cœur de ces îles d’Amériques dédiées antan au sucre, au café, à l’indigo et qui étaient convoitées par les grandes puissances du Vieux Monde. Nantes – comme de nombreuses villes françaises – a des siècles durant prospéré dans la sueur des nègres des colonies françaises. Il a fallu du temps pour que la France commence à reconnaître cette histoire, à admettre la grande violence de son Code Noir, à consentir à enseigner cette histoire dans ses livres scolaires. Trop longtemps, les Français de France ont eu le sentiment que l’esclavage était une vieille histoire qui ne les concernait en aucune manière et que les Antillais se complaisaient dans leurs rôles de victimes, ressassant un passé de douleurs qu’ils n’avaient pas même connu dans leur chair !
Est-ce que la construction de ce mémorial répond à une demande du public guadeloupéen et antillais en général pour un tel lieu ?
Le Mémorial ACTe émane de la volonté des Guadeloupéens – chercheurs, patriotes, hommes politiques. Ce lieu n’est pas une coquille vide qui dédouane les uns et glorifie les autres. Il est une nécessité pour nos petits pays, comme le boire et le manger. Il nourrit un peuple affamé de connaissances sur ses origines. Il enrichit un peuple dépossédé de sa vérité. Il réhabilite des êtres humiliés, niés dans leur humanité, déracinés, bradés, exploités durant des siècles. Imaginez un peuple qu’on a bâillonné, qu’on a obligé à détourner les yeux de son histoire, qu’on a habitué avec patience à mépriser sa race et sa langue créole et sa culture et ses tambours, qu’on a encouragé à éclaircir sa couleur de peau, à détester ses cheveux crépus, à haïr son nez épaté, à dénigrer son patrimoine culturel. Mais ce qui est enfoui demeure vivant, miraculeusement, telles des graines mises en terre. Toujours, une tige sortira du sol le plus sec, et donnera des feuilles nouvelles et des fruits. Le passé qu’on nous a ordonné d’oublier s’incarne aujourd’hui dans le Mémorial ACTe.
La structure est gigantesque et s’adresse au monde avec fierté. Car il y a tant à explorer encore dans les méandres de cette grande histoire, tant à apprendre de ces temps pour construire le futur, inventer d’autres modes d’expressions, créer de la beauté avec nos maux anciens, nos musiques mêlées, inventer encore et encore de nouveaux mondes à partir de nos petites terres.
La population guadeloupéenne est issue de l’esclavage aboli il y a 167 ans. Comment cette mémoire est-elle vécue par les descendants des esclaves et comment la construction du Mémorial ACTe pourrait permettre de conjurer cette mémoire forcément douloureuse ?
La population est partagée. Certains disent qu’ils n’ont rien à voir avec l’esclavage et qu’ils sont libres. Alors qu’aujourd’hui le mal-être est perceptible dans les comportements au quotidien. L’esclavage a laissé des traces profondes dans le regard qu’on porte les uns sur les autres, sur les couleurs de peau, le métissage, les langues (français/créole), les relations (patrons/employés, hommes/femmes, parents/enfants noirs/blancs...). Beaucoup ignorent cette histoire qui commence doucement, avec précaution, à être enseignée dans les écoles. Peu d’enfants sont capables de citer les héros et les grands combattants de la liberté en Guadeloupe. Nous vivons dans une société où la consommation est prépondérante, voire capitale. Il faut festoyer, se remplir, se gaver…
Déambuler dans les allées des supermarchés en poussant un caddie semble réconfortant pour une frange de la population. Cependant, les Guadeloupéens sont en mesure de s’approprier le Mémorial ACTe. J’imagine que les enseignants se feront un devoir d’y emmener les élèves de tous âges. J’imagine que de jeunes chercheurs caribéens entreprendront des travaux d’importance. J’imagine des créations artistiques qui donneront un nouveau souffle à la Guadeloupe, une nouvelle envergure…
La construction de ce Mémorial a suscité des polémiques et des débats. Les opposants pointent du doigt notamment le coût de la construction estimé à une fourchette comprise entre 80 et 130 millions d’euros. Ils parlent de gabegie financière en temps de crise économique. Que leur répondez-vous, vous qui avez soutenu la création d’un tel lieu de mémoire ?
Dans un tel projet, il faut s’attendre aux critiques. La Guadeloupe aborde le XXIe siècle avec dignité. Il ne fallait pas voir petit dans cette entreprise. De toute façon, je sais que certains arguments sont avancés par des gens qui se présentent pétris de bons sentiments, habiles à manier la langue de la raison et des chiffres. Je suis convaincue que dans quelques années les détracteurs du Mémorial ACTe en seront peut-être les plus grands défenseurs.
Il n’en reste pas moins que l’édifice construit par l’architecte Pascal Berthelot est magnifique et original. Que vous inspire sa forme audacieuse en coque de navire, surmonté d’entrelacs d’acier argenté ?
Moi aussi, je trouve l’œuvre extraordinaire, très ambitieuse. Elle est tout en symboles et délicatesse. Elle évoque les ancêtres oubliés. Elle dit la douleur de l’esclavage sans s’appesantir. Elle invite à bâtir l’avenir. Elle a sa place en Guadeloupe.
La construction du Mémorial ACTe coïncide avec la montée des demandes de réparations financières pour le « préjudice » découlant de la traite négrière et de l’esclavage. Peut-on réparer un crime commis contre l’humanité ?
Aujourd’hui, on répare déjà quelque chose avec l’érection du Mémorial ACTe. On réhabilite nos ancêtres, tous ceux qui ont été transportés, tous ceux qui ont trimé dans les champs, ont usé leurs corps et sont morts pour du sucre, du rhum, du café… On met en place un vaste chantier pour l’avenir. Il faut continuer l’effort dans les domaines de l’éducation, la connaissance, les recherches historiques. Il faut donner des espaces et des moyens aux créateurs de tous bords. Il faut soutenir une jeunesse ambitieuse et accompagner une jeunesse en déshérence. Les mentalités doivent changer…
Vous avez travaillé dans vos livres sur la spécificité de l’expérience de l’esclavage au féminin. Est-ce que les dirigeants du Mémorial ACTe vous ont contacté pour mettre en valeur l’odyssée de cette expérience dans le cadre de leurs manifestations futures ?
J’ai été sollicitée pour une contribution et j’ai rédigé un article que vous trouverez dans le catalogue du Mémorial ACTe. En 1998, l’année de célébration des 150 ans de l’Abolition de l’esclavage aux Antilles, j’ai écrit en collaboration avec Marie Abraham un ouvrage consacré aux Femmes des Antilles (Femmes des Antilles, traces et voix, 150 ans après l’Abolition de l’esclavage, paru aux Editions Stock). Cet ouvrage est semblable à une chambre d’échos où les voix des femmes du passé et du présent s’entrechoquent, s’interpellent, se répondent… Je voulais dans ce livre donner des visages aux femmes, les faire sortir de l’anonymat de l’esclavage, les montrer dans leurs corps de femmes, dans leur position précaire entre le monde des blancs et le monde des noirs. Elles ont porté dans leurs ventres le métissage aux Antilles. Elles ont composé entre maîtres et esclaves. Parfois elles ont usé de leurs corps et de leurs charmes pour arracher leur liberté. Elles ont été des mères infanticides pour que leurs enfants ne vivent pas dans l’esclavage. Elles se sont battues chaque jour avec l’indigence du quotidien pour inventer une cuisine créole faite d’abats, des queues de cochons, viande salée, morue, racines… Il était important pour moi de leur rendre hommage au moment où l’on commémorait les 150 ans de l’abolition de l’esclavage aux Antilles françaises.
Vous êtes romancière. Quel rôle a joué la littérature en Guadeloupe pour commémorer et problématiser la mémoire de l’esclavage ?
Les écrivains de mon île ont fait entrer des pans entiers de la grande histoire dans leurs romans. Je n’ai cessé dans tous mes livres de m’adosser à l’histoire de la Guadeloupe et d’y intégrer mes personnages. Fille de militaire de carrière, j’ai très tôt éprouvé le poids de l’histoire et son impact sur la vie de ma famille. Mon père a quitté la Guadeloupe à 17 ans et il est entré en dissidence pour répondre à l’Appel du Général de Gaulle au moment de la Seconde Guerre mondiale. A l’issue de la guerre, il a fait carrière dans l’armée et participé aux guerres coloniales. L’Indochine, l’Algérie. C’était le temps des indépendances africaines et nous avons vécu deux années au Congo. Je suis passionnée par l’histoire qui se contente de dire les grands traits et laisse aux écrivains des creux et des bosses, des pages blanches pour recréer la vie, inventer la mort, panser les blessures…