C’est l’expérience particulière d’une première fois. Cachée dans le bois de Boulogne, l’œuvre architecturale de Frank Gehry s’offre à nous comme un oiseau qui se pose sur la main : léger et puissant à la fois, au premier coup d’œil aussi exotique que familier. D’où la multitude de surnoms déjà donnés au bâtiment (« météorite », « bateau à voile », « triomphe de l’utopie », « une baleine-obus », « nuage ») avant même les portes ouvertes des 24, 25 et 26 octobre. L’architecte lui-même parle d’un « iceberg posé sur l’eau » pour nommer cette forme aussi insensée que sensuelle, dotée de 19 000 plaques de béton blanc fibré et d’une enveloppe vitrée de 13 500 mètres carrés : « Mon idée était de construire un bâtiment en mouvement, comme un nuage qui change sans cesse son apparence grâce à la lumière. »
Le plus grand souhait de Frank Gehry ? Que Suzanne Pagé, la directrice artistique de la Fondation, sache jouer avec son instrument : « J’ai fabriqué le violon, c’est à elle de faire la musique. » Quant à ses préférences en matière de l’art contemporain, l’architecte confie : « J’ai un goût très personnel dans l’art contemporain. J’adore Charles Ray [artiste américain, né en 1953, connu pour ses sculptures étranges et énigmatiques à la frontière entre l’espace et l’humain, NDLR] et Gerhard Richter. Ellsworth Kelly est un très bon ami à moi. J’ai fait une salle spécialement pour lui. Cette salle est incroyable et c’est la meilleure exposition d’Ellsworth Kelly que j’ai vue. »
Une architecture en mouvement
Gehry espère qu'il y aura d'autres artistes qui vont s'approprier le lieu. Il est déjà question d'une carte blanche laissée à Daniel Buren, le maître du travail in-situ, pour transformer l’immeuble. En attendant, à 85 ans et doté d’une réputation d’être tout simplement le meilleur architecte au monde, Frank Gehry a gardé intact ses sentiments face aux défis. Confronté à l’enthousiasme provoqué par sa création, il répond sur un ton plaisantin : « Sans le vin, mon français n’est pas très bien, mais j’ai toujours aimé la France. Je suis tombé amoureux du style gothique, du romanesque, du Centre Pompidou… Mon favori, c’est le jardin royal du château à Marly-le-Roi. Être aimé par la France, pour moi, c’est extraordinaire. Paris et la France étaient le centre de la culture et continuent à l’être. »
Grâce à la Fondation, on a aussi une idée plus claire de ce que signifie être la première fortune française. Rien n’était trop beau pour ce projet financé par les différentes sociétés du group LVMH (Moët Hennessy-Louis Vuitton). Le coût initial prévu pour la réalisation de ce « rêve » était de 100 millions d’euros. Depuis, le coût réel du bâtiment et le budget pour le fonctionnement de la Fondation n’ont jamais été publiés. On se contente de répéter que Bernard Arnault, patron de ce vaisseau amiral de l’industrie de mode et du luxe français, est depuis longtemps un collectionneur passionné des arts plastiques et un admirateur sans bornes de Frank Gehry.
« C’est un cadeau à Paris et aux Parisiens », avait déclaré Bernard Arnault en pointant le fait que les 11 700 mètres carrés de surface et les 3 800 mètres carrés d’espaces muséographiques de sa Fondation privée se transformeront en 2065 en musée municipal. Cela dit, il ne faut pas oublier que ce chef-d’œuvre architectural se trouve bien sur un terrain cédé par le domaine public et que c’est bien le nom de son entreprise qui se trouvera pour toujours affiché sur la façade. En plus, avec Suzanne Pagé, ancienne directrice du Musée d’art moderne de la ville de Paris, c’est un pur produit des musées parisiens qui oeuvre depuis 2006 à la tête de la direction artistique de la Fondation Louis Vuitton.
Quand « l'effet LVMH » remplace « l'effet Bilbao »
Quant au geste architectural de Frank Gehry, il est certes courageux, mais reste néanmoins loin derrière l’expérience révolutionnaire du musée Guggenheim de Bilbao où l’architecte n’avait pas seulement construit un musée, mais transformé et réveillé toute une ville sinistrée autour d’un projet culturel. C’est après avoir visité le musée à Bilbao, en 2001, que Bernard Arnault avait voulu rencontrer Frank Gehry pour lui parler de son projet. Évidemment, ce n’est pas un effet Bilbao que Bernard Arnault recherche à créer à Paris, mais plutôt un « effet LVMH » pour inscrire son empire dans l’histoire de Paris et probablement aussi pour marquer son triomphe sur son rival éternel, le milliardaire François Pinault, qui avait échoué avec son projet de créer une Fondation d’art contemporain sur l’île Seguin, à Boulogne-Billancourt.
Ce n’est pas étonnant que le projet de l’une des toutes premières entreprises mécènes en France soit d’abord conçu comme la figure de proue artistique d'un empire mondial de luxe. Cela explique aussi l'absence d'un projet de politique culturelle au-delà d'une démonstration de superlatifs autour du magnifique bâtiment. Là où l'architecture d'un Rudy Ricciotti au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) a stimulé l'ouverture vers la ville, vers d’autres cultures voire vers d’autres continents, la Fondation Louis Vuitton se contente d'une célébration de la Haute Culture certes dans des périmètres larges, néanmoins bien connus et dénués de risques. Là où le Louvre-Lens (avec une architecture remarquable des prix Pritzker Kazuyo Sejima et Ryue Nishizawa) avait réussi une décentralisation de l'excellence et osé l'implantation dans une région sinistrée, le chef d'œuvre de Frank Gehry prend racine dans un quartier huppé de la capitale, à côté du jardin d’acclimatation, l’un des parcs de loisirs les plus acclamés en France, avec 1,5 million de visiteurs par an.
Quand on lui pose la question de l’ambition derrière sa création, Frank Gehry n’hésite pas à avouer que « mon ambition était de faire un bâtiment pour Monsieur Bernard Arnault et rendre heureux mon client. » Visiblement, Gehry a beaucoup appris de son œuvre à Bilbao, par exemple laisser aux conservateurs du musée des murs droits tout en préservant sa folie pour les formes ondulantes dans les espaces extérieurs et les douze voiles de l’enveloppe architecturale.
Une collection contemplative, popiste, expressionniste et musicale
Reste à savoir ce que les onze galeries de tailles différentes de la Fondation vont désormais nous montrer. Suzanne Pagé, la conseillère artistique du président de la Fondation, a énuméré quatre lignes émotionnelles sous forme de directions énigmatiques qui la guideraient dans ses choix artistiques : contemplative, popiste, expressionniste et musique/son. Pour l’instant, les artistes des continents africain et asiatique sont complètement absents et, à part une exposition consacrée à la genèse du bâtiment de Frank Gehry et la magnifique salle consacrée à l’œuvre monumentale de Gerhard Richter, les autres galeries semblent presque vides, comblées avec des grands noms de l’art contemporain sans donner des grands frissons.
Les surprises artistiques à découvrir dans la Fondation sont actuellement plus tournées vers l’extérieur : cela commence avec le spectaculaire auditorium (où se produiront bientôt aussi bien Lang Lang, phénomène pianistique du 21e siècle, que les maîtres de la musique électronique Kraftwerk) doté d’un « rideau de scène » divisé en série de spectres linéaires de douze panneaux. Spectrum VIII (2014), l’œuvre d’Ellsworth Kelly rivalisera avec la vue sublime sur une cascade d’eau et l’installation d’Olafur Eliasson qui entourent l’auditorium. L’artiste islando-danois a créé Inside the Horizon (2014), une galerie de lames jaunes en verre soufflé, haute de 5 mètres et s’étalant sur 91 mètres, qui nous renvoie leurs reflets dans un bassin d’eau et nos images défragmentées.
Les galeries se retrouvent sur plusieurs étages, disposées d’une manière désordonnée pour que les visiteurs puissent plus facilement s’immerger dans l’espace architectural. Un peu à l’instar de l’expédition en Antarctique menée par l’artiste Pierre Huyghe à bord de l’ancien voilier de Jean-Louis Étienne, Tara, avec une équipe composée d’artistes et de scientifiques. Ce film documentaire de science-fiction, A Journey That Wasn’t (2005), est projeté dans une galerie de mille mètres carrés sur un écran de 20 mètres de large. Au milieu de cette boîte blanche, deux bancs blancs invitent une dizaine de personnes à s’asseoir, sinon il n’y a rien.
La couronne artistique de la plus belle ville du monde
Le minimalisme de la programmation artistique dans les salles contraste avec le lyrisme du bâtiment qui trouve son apogée dans les trois terrasses sous la verrière. Des œuvres étonnantes nous accueillent en plein air, comme la sculpture vivante, entre archéologie et science-fiction, de l’Argentin Adrian Villar Rojas, Where the Slaves Live (2014). Au sommet de l’« iceberg » nous attend une vue imprenable sur la ville de Paris, du Bois de Boulogne à la Défense, du jardin d’acclimatation jusqu’à la Tour Eiffel. Un panorama inédit qui semble proclamer haut et fort un message simple : avec ses valeurs d’excellence et d’exigence, la Fondation Louis Vuitton aspire à être reconnue comme la couronne artistique de la plus belle ville du monde.
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Ouvertures, le programme artistique de l’ouverture de la Fondation Louis Vuitton se déroulera en trois étapes : « Accrochage 1 » (24.10-24.11), « Accrochage 2 » (17.12.-30.03.2015) et « Accrochage 3 » (24.04.-été 2015).