Avec «Alep», la décapitation résonne aux Francophonies en Limousin

« Les jihadistes imposent la terreur ». La phrase est issue de l’oratorio qui vient de lancer ce mercredi soir la 31e édition des Francophonies en Limousin, après une minute de silence pas vraiment prévue. Quelques heures avant la première du spectacle est tombée la nouvelle abominable de la décapitation de l’otage français Hervé Gourdel en Algérie et a donné encore une autre dimension à cette pièce en hommage aux habitants d’Alep. « C’est le rôle de l’art de tendre à rendre compte d’émotions ou de situations extrêmes » affirme Marcel Bozonnet, l’auteur de l’oratorio.

Les paroles fusent, la colère monte et la voix du chœur prend forme. Ainsi commence l'oeuvre Jamais mon cœur n’a retiré sa bienveillance à la ville d’Alep. Assis sur l’herbe, il y a des petits et des grands qui sont venus, en famille ou entre amis, vêtus de bonnets ou de casquettes, de robes ou de pulls marinières.

Un rassemblement unique au milieu de ce quartier défavorisé de Limoges, la cité Vigenal, pour faire un geste en direction de l’autre au bout du monde. « Ce n’est pas anodin, si c’est porté par la voix de citoyens, et cela change beaucoup musicalement, remarque le compositeur et directeur musical Richard Dubelski. Un propos tel que celui-là, mis dans la bouche de citoyens, habitants de la ville de Limoges, cela a un impact encore plus fort que si c’était des acteurs qui le tenaient.»

La scène se résume au parvis austère devant la salle polyvalente de Vigenal, mais le lieu est miraculeusement transformé par le bandeau « Alep », et la présence de 58 comédiens, musiciens et choristes amateurs de Limoges, tous habillés en blanc. Gorgés d’émotions et d’engagements, ils réussissent à faire naître une symphonie de la compassion à travers leurs voix, leurs corps et ces pas qui vont scander : « pour moi, c’était très émouvant ce soir, confie Marie-Laure, une des voix du chœur. Je suis enseignante dans le quartier. Je sais combien cela a dû leur faire plaisir de voir un spectacle dans leur quartier, qui est un peu délaissé d’habitude. » Nadine a également donné sa voix pour cet oratorio de solidarité : « c’est très émouvant d’apporter un soutien sous cette forme-là à des gens en grande souffrance. C’est un partage d’émotions et j’espère que cela peut les aider quelque part. »

Le public est visiblement touché, ému d’avoir vécu une tragédie grecque, un enfer dantesque qui semble désormais tout près. Car, au-delà de la solidarité prévue avec les habitants d’Alep, c’est l’actualité de l’otage décapité qui résonne dans les têtes à Limoges. « Le spectacle est prenant, et d’actualité ». « C’était quelque chose d’extraordinaire qui vous prend vraiment aux tripes. » « Je pense que c’était une juste représentation de ce que tout le monde ressent et pense. » « J’ai eu la chair de poule, le ventre noué. C’était super audacieux de mélanger les claquettes, la musique, le chant, le théâtre, mais c’est très réussi. Un texte magnifique. » « C’est hyper puissant et émouvant, j’en ai pleuré. Je me sentais, un peu ici, un peu là-bas, j’ai vu les gens et pensé à tous ceux qui sont dans cette situation. »

Jumeler les sentiments, les pensées et les espérances au-delà des frontières, la religion ou la culture, voilà la volonté quand une ville, Limoges en France, exprime artistiquement son empathie avec une autre ville, Alep en Syrie, pour faire face à l’horreur et le désespoir. « Ô malheur » gémit un chœur de trois femmes souffrantes, torturées, agonisantes. La tragédie grecque n’est jamais très loin, mais comme avec la décapitation de l’otage le jour de la première, l’actualité est toujours omniprésente dans cette pièce, raconte le directeur musical Richard Dubelski : « C’est terrible. Depuis qu’on répète cet oratorio, c'est-à-dire depuis le printemps, les nouvelles ne sont pas brillantes. Le groupe Etat islamique ne cesse d’avancer. Il y avait eu les autres décapitations. Malheureusement, notre pièce est vraiment au cœur de l’actualité. »

 

INTERVIEW AVEC MARCEL BOZONNET


L’acteur et l’ancien administrateur général de la Comédie-Française est l’auteur et metteur en scène de l’oratorio qui a fait l’ouverture des Francophonies en Limousin : Jamais mon cœur n’a retiré sa bienveillance à la ville d’Alep.


« Les jihadistes imposent la terreur. » Cette phrase, issue de votre spectacle, a fortement résonné lors de la première qui a eu lieu quelques heures après la décapitation de l’otage français Hervé Gourdel. Qu’est-ce qui se passe à ce moment dans la tête d’un auteur qui a écrit ces lignes ?

La même chose que dans la tête de nombreux Français. On a connu cet homme, un alpiniste qui aimait la nature et les gens, alors on a une pensée pour sa famille, ses enfants, sa femme. C’est une atrocité.

Après la nouvelle de la décapitation, est-ce que la pièce a sonné autrement pour vous ?

La terreur et la barbarie sont au cœur de cette pièce. Effectivement, on y associe cette mort qui vient de surgir.

Comment est née l’idée de cet oratorio ?

Je me suis rendu plusieurs fois en Syrie, parce que j’ai monté une œuvre que j’avais d’ailleurs aussi présentée aux Francophonies : Baïbars, le mamelouk qui devint sultan [d'après le roman Baïbars, chef-d'œuvre de la littérature populaire arabe, ndlr]. Donc je connais bien la Syrie, j’y ai beaucoup d’amis et j’ai des souvenirs à Alep où je me suis promené plusieurs fois. Au fur et à mesure où je lisais des nouvelles dans la presse ou des livres qui parlent d’Alep, je m’imaginais la situation. J’étais suffisamment à Alep pour m’imaginer ce que vivent à l’heure actuelle les gens d’Alep.

Dans votre pièce vous parlez de la torture, de l’enfer, de la douleur, le tout est interprété par la voix, mais aussi par le corps et les pieds, des numéros de claquettes. Est-ce qu’on peut dire que c’est une pièce qui traverse le corps, un oratorio « chair de poule » ?

Oui, c’est un oratorio effectivement très physique avec une musique électrique contemporaine, avec des percussions, des claquettes. C’est le rôle de l’art de tendre à rendre compte d’émotions ou de situations extrêmes.

Le peuple et la justice sont deux mots importants dans votre texte. « Le peuple victorieux du tyran a pris le contrôle de la cité » et « La justice finira par régner ». Le message de la pièce, est-ce finalement l’espoir ?

Il y a en Syrie beaucoup de gens qui résistent, qui veulent la liberté, la justice, comme dans beaucoup de pays, comme en Tunisie où on les a eues. Comme les Egyptiens l’ont voulue et l’ont perdue pour un temps, mais ils retrouveront et reconquerront cette liberté. C’est le sujet de toutes les époques et de la notre aussi, même si l’ennemi aujourd’hui est particulièrement redoutable et inhumain.

« Qui êtes-vous habitants d’Alep ? », demandez-vous dans l’oratorio. Avez-vous obtenu une réponse à votre question de la part des habitants de Limoges qui chantent, jouent et interprètent la pièce ?

Oui. Ce groupe d’amateurs absolument merveilleux a travaillé d’une façon considérable. Ils ont sacrifié tous ces samedis et dimanches. Ils se sont investis à suivre les indications du directeur musical Richard Dubelski. À un moment, ils sont une partie de la cité d’Alep et s’expriment pour eux !

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La captation du spectacle sous-titrée en arabe sera en ligne sur www.lesfrancophonies.fr et www.souriahouria.com à partir du 1er octobre 2014.

Le programme de la 31e édition des Francophonies en Limousin, du 24 septembre au 4 octobre à Limoges et en région Limousin. 

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