Niki de Saint Phalle: bien plus qu’une «Nana»

Ce 17 septembre ouvre la première grande rétrospective depuis la mort de Niki de Saint Phalle en 2002. Avec un parcours qui réunit plus que 200 œuvres de l’artiste au fusil, le Grand Palais repositionne grandement le travail de cette autodidacte au sein de l’histoire de l’art comme la première grande artiste féministe du XXe siècle : des premiers assemblages en passant par ses Nanas colorées, ses fameux Tirs à la carabine jusqu’aux trois grands parcs de sculptures qu’elle a créés en Italie, en Israël et en Californie. Une exposition franche et salutaire.

C’est une fontaine plein de couleurs, de miroirs, de feuilles d’or, de formes et d’imagination qui accueille les visiteurs devant l’entrée du Grand Palais à Paris. À l’instar des célèbres Nanas et oiseaux multicolores qui peuplent depuis des décennies l’espace public, de la Fontaine Stravinsky à Paris en passant par les Hannover Nanas, le Nikigator à San Diego ou le Golem à Jérusalem. Mais attention, laissez vos idées préconçues à l’entrée : sur la façade du Grand Palais, l’affiche de l’exposition montre l’artiste prête à tirer en nous guettant avec sa carabine.

Le parcours de l’exposition commence dans les tonalités sombres, avec des assemblages de haches, de couteaux, de pistolets et des peintures au fond noir. On est en 1959, quelques années avant les premières Nanas de Niki de Saint Phalle : « Il y a aussi un aspect plus sombre et plus violent dans son œuvre qui est aussi important que l’aspect joyeux et coloré, explique Camille Mornineau, la commissaire de l’exposition. D’ailleurs, en réalité, les Nanas, ce sont des guerrières du féminisme. Niki de Saint Phalle est une des premières artistes féministes dans les années 1960. »

Une artiste radicale et complexe

Comme Niki de Saint Phalle qui aimait détruire et ressusciter l’art et la vie, l’exposition au Grand Palais entreprend d’effacer l’image purement joyeuse, lisse et superficielle d’une œuvre souvent réduite aux Nanas, pour rendre visible la création aussi protéiforme que profonde de l’artiste. « C’est une artiste très radicale, très complexe, qui a abordé dans son œuvre beaucoup de thématiques de son temps : la politique, le féminisme, elle est un des premiers artistes à s’engager sur la question de la discrimination raciale. Certaines de ses Nanas sont noires pour cette raison-là. Dans les années 1980, elle va aussi s’engager sur la question du Sida. »

Très vite entre en scène la question essentielle de son art : où se situent la source de sa force créatrice et la raison de sa nécessité absolue d’être artiste ? Car Niki de Saint Phalle - si belle comme mannequin qu'elle faisait la couverture de Life Magazine à l'âge de 18 ans -  n’y était pas prédestinée. Elle est née en 1930 à Neuilly-sur-Seine sous le nom Catherine Marie-Agnès Fal de Saint Phalle, dans une des plus anciennes familles de la noblesse française. Une famille fière d’avoir participé aux croisades, assisté aux combats menés par Jeanne d’Arc et fait la résistance contre les nazis. Mais au temps de Niki, c’est surtout une famille de banquiers richissime, aussi bourgeoise que répressive.

L’autoportrait de 1958, où elle recolle des morceaux de céramique, des galets et des grains de café, montre un corps en morceau et une âme tourmentée. Signe extérieur du désir de se réinventer et recréer en permanence. C’est lors d’un séjour psychiatrique en 1957, après des tentatives de suicide et une série d’électrochocs, qu’elle avait réalisé ses premiers collages et décidé de devenir artiste. C’est qu’en 1995, à l’âge de 65 ans, qu’elle révèle d’avoir été violé à l’âge de 11 ans par son père. « Je suis toujours un peu gêné par la réduction de son travail d’artiste par cet événement traumatique de l’inceste, remarque Camille Morineau. Elle-même avait choisi d’en parler très tard dans sa vie. Elle se doutait que si elle parlait trop tôt, son travail serait uniquement vu par ce biais-là. Or, c’est un travail beaucoup plus complexe qui parle de la violence, de la domination de la femme par l’homme, mais aussi de la volonté de la femme d’être puissante. Elle présente aussi la femme comme un être potentiellement négatif et oppressant [les mères dévorantes, ndlr]. Donc l’interprétation biographique de son travail est pour moi trop réductrice. »

Les trois « révolutions » de Niki de Saint Phalle sont bien présentes dans la magnifique mise en scène au Grand Palais : son iconographie débridée, la création de sa propre mythologie et le fait d’avoir imposé son œuvre dans l’espace public en conquérant ainsi le grand public. Toutefois, on peut regretter la quasi-absence de son mari et mentor Jean Tinguély dans l’exposition, l’homme pour qui elle avait définitivement quitté sa classe sociale pour vivre dans un atelier d’artiste délabré à l’impasse Ronsin, mais pour la commissaire « c’est le moment de la montrer seule ! Et Jean Tinguely a été le premier à dire sur elle : c’est le plus grand sculpteur du 20e siècle. »

Alors, dans les salles, rythmées par des « sas » colorés qui donnent à chaque période de la vie une identité forte,  les noms de Tinguely, John Jaspers, Robert Rauschenberg ou Dubuffet sont brièvement mentionnés, car c’est la puissance de la création et le royaume de l’imagination de Niki de Saint Phalle qui y règnent : Leto (1965), une géante nue crucifiée dotée de porte-jarretelles colorés côtoie La Mariée ou Eva Maria (1963) en robe immaculée, mais sans visage. Après les déesses fécondes et les sculptures d’Accouchements, c’est la Nana assise (1965) avec ses formes opulentes et couleurs chaleureuses qui ouvre le chapitre de la nouvelle société matriarcale réclamée par Niki de Saint Phalle. Un univers peuplé de puissantes « Nana-maisons », comme la gigantesque sculpture Hon (co-réalisée avec Jean Tinguely), femme-cathédrale de six tonnes et vingt-sept mètres de long en forme d'une Nana couchée qui accueillit entre ses jambes écartées plus de 100 000 visiteurs en deux mois au Moderna Museet à Stockholm en 1966.

En 1961, elle avait déjà fait son entrée comme première femme chez les Nouveaux Réalistes à Paris. Sa première séance de tir avait fait bonne impression aux artistes. Sa manière artistique et virile de faire éclater avec une carabine des sachets de couleur cachés sous le plâtre d’un tableau était révolutionnaire et le résultat fort bien esthétique et politique : « En 1961, écrivait-elle, j’ai tiré sur papa, tous les hommes… mon frère, la société, l’Église, l’école, ma famille, ma mère… j’ai tué la peinture. Elle est ressuscitée. Guerre sans victimes. »

Oubliée par les historiens d’art

À la fois américaine et française, Niki de Saint Phalle observe les mouvements artistiques des deux côtés de l’Atlantique pour devenir une figure aussi importante que Camille Claudel ou Louise Bourgeois pour l’histoire de l’art, souligne Camille Morineau. « Elle est une artiste importante du Nouveau Réalisme, elle fait partie des grandes expositions collectives de l’époque, affirme la commissaire. Son travail est à la croisée du Pop Art et du Nouveau Réalisme ou du Néo-Dada. Elle est très amie de Jasper Johns et de Robert Rauschenberg, de ce milieu où l’art se situe entre la performance, la sculpture, la peinture, le spectacle vivant. C’est ensuite, dans les années 1970 qu’elle disparaît un peu de la scène artistique, parce qu’elle se consacre à son Jardin des Tarots en Italie. Ses discours avant-gardes sur le féminisme ou la question raciale ont été relativement oubliés par les historiens d’art dont je fais partie. Donc c’est de notre faute collective de ne pas avoir compris l’aspect politique de son discours. Je pense qu’il est temps de redécouvrir son travail. »

Pour l’historienne Bloum Cardenas, petite-fille de Niki de Saint Phalle, héritière du droit moral de son œuvre et administratrice de sa Fondation, depuis la biographie de référence écrite et publié l'année dernière par Catherine Francblin, Niki de Saint Phalle, la révolte à l'oeuvre, les choses sont déjà en train de changer : « Aux États-Unis, nous avons de plus en plus de chercheurs qui viennent aux archives. En Allemagne, elle est très connue et bien comprise. Au Japon aussi, elle est bien connue. En France, elle est aimée, mais pas forcément connue. J’espère que cette exposition inspirera de futures artistes. » 

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Niki de Saint Phalle, du 17 septembre 2014 au 2 février 2015 au Grand Palais de Paris

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