Est-ce que pour vous « vacances » riment avec « lectures » ?
Oui, c’est absolument le cas ! En fait, chaque été, depuis une vingtaine d’années, j’ai pris l’habitude de partir en vacances avec un grand auteur. Avec ses livres, plus précisément. Quelques semaines avant de partir, je choisis avec précaution l’auteur que je voudrais découvrir ou redécouvrir à la faveur des vacances. Comment est-ce que je le choisis ? Il faut qu’il soit un bon compagnon, c’est le seul critère. Puis, il ne me reste qu’à me procurer tous ses livres disponibles en français et les glisser dans la valise. Tout cela amuse beaucoup mes amis qui commencent à me harceler dès le début de l’année: « Alors, Marie-Agnès, est-ce que tu sais avec qui tu pars en vacances, cet été ? » Parfois, je leur réponds non, que c’est trop tôt. Ou parfois, je fais la difficile : « Je ne sais pas ! J’hésite entre Henry, Malcolm ou Virginia ! »
Quel auteur aviez-vous choisi comme compagnon pour les vacances 2012 ?
Henry James. Cet homme est un continent à lui tout seul. Cela me convient bien car j’ai besoin de quelque chose de substantiel pour remplir les longues semaines d’été. Voyez-vous, mon métier m'oblige à lire beaucoup pendant toute l’année, mais essentiellement des textes contemporains, sous la plume souvent de très jeunes auteurs qui n’ont pas encore été publiés. Je dois les lire avec un œil critique. Pour bien faire ce travail, j’ai besoin de renforcer continuellement mes bases littéraires. C’est ce que je fais en quelque sorte pendant les vacances en plongeant dans l’œuvre d’un grand écrivain. Henry James cette année, après Tourgueniev, Faulkner, Flaubert les années précédentes.
Vous lisez ou relisez les grands classiques, donc ?
Je n’aime pas beaucoup le terme de « classique » ! Qui décide ce qui est classique et ce qui ne l’est pas ? Et puis, une œuvre littéraire est plurielle, elle compte aussi de petits ruisseaux, des chemins de traverse, des textes méconnus qui représentent des moments de doute ou d’expérimentation. C’est pourquoi dire qu’un auteur est classique me semble très réducteur. C’est réduire l’auteur au regard que nous les modernes portons sur les anciens.
Henry James a-t-il été un bon compagnon ?
C’était un excellent compagnon ! J’ai été frappée par sa manière de voir l’Europe. James est sans doute le plus européen des écrivains américains et le regard qu’il porte sur notre société européenne est celui d’un connaisseur. Ses commentaires sont à la fois caustiques et fascinés. Pour lui, l’Europe est le continent du raffinement, de la culture, mais aussi celui des faiblesses humaines, des petits arrangements avec la morale. J’ai aussi été très touchée par la finesse de ses observations sur la psychologie féminine. La femme chez James est attirante, complexe, supérieure à l’homme, mais elle dégage en même temps quelque chose de menaçant par sa capacité à séduire et à entraîner ses victimes dans des complications inextricables. J’ai particulièrement adoré son roman Les Bostoniennes. Ce livre m’a étonnée à cause de ses intuitions particulièrement pertinentes sur la psychologie féminine. James savait regarder les femmes vivre, même s’il s’est toujours tenu loin d’elles.
N'avez-vous jamais été déçue par un auteur ?
Je garde un terrible souvenir d’un voyage en Grèce, avec pour compagnon l’Italien Cesare Pavese. Disons d’emblée à la décharge de Pavese qu’il n’était pour rien dans ma frustration. Il se trouve que pendant ce voyage, j’ai été confrontée à des problèmes personnels qui ont fait que je n’avais pas l’esprit tout à fait disponible. L’œuvre de Pavese est très autobiographique, imprégnée d’un profond mal-être et de la douleur de vivre. Cette année-là, j’avais besoin d’une lecture plus revigorante !
Comment aimez-vous lire ? Assise, couchée, crayon à la main ?
J’étais en vacances en Ardèche cette année, en camping. Toute la journée, j’étais dans la nature. J’ai lu, assise ou allongée au bord de l’eau. Le reste de l’année, c’est au lit que je lis, quelque soit l’heure de la journée. Mon habitude de lire au lit me vient, je crois, de mon enfance. A 7 ou 8 ans, j’ai eu la grippe. J’étais clouée au lit pendant plusieurs jours. Je tuais l’ennui en lisant. Depuis, j’y ai pris goût. Lire au lit, c’est ma façon de m’enfermer dans ma bulle, tenant le reste du monde à distance !
Puisque vous évoquez votre enfance, souvenez-vous de votre premier choc de lecture ?
Quand j’étais petite, je suis tombée un jour, en ouvrant un placard, sur de grands livres d’images religieuses. C’étaient des livres illustrés pour enfants qui appartenaient à mon père. Des prix de fin d’année qu’il avait reçus quand il était à l’école. Comme mon père avait fait toute sa scolarité dans une institution privée catholique, les prix étaient en rapport avec la religion. Ils racontaient la vie des saints, les martyres des premiers chrétiens. J’étais totalement subjuguée par le sentiment du sublime qui se dégageait de ces pages : les raies de lumière suggérant la sainteté, la mer qui s’ouvre devant le passage de Moïse et son peuple, les Chrétiens qui se sacrifiaient au nom de la foi…Je crois bien que c’étaient ça mes premiers souvenirs de lecture. C’était un choc ! Encore aujourd'hui, je garde en mémoire un sentiment d’exaltation face à ces existences qui étaient peu banales !
Croyez-vous que la lecture puisse changer la vie ?
Peut-être pas n’importe quelle lecture, mais la lecture littéraire, oui. La lecture des œuvres littéraires depuis mon très jeune âge m’a complètement transformée, ne serait-ce qu’en me prêtant des mots pour dire les choses que je ne savais pas encore nommer, en problématisant des situations. La découverte de la littérature m’a permis d’avancer dans la prise de conscience de la complexité des sentiments et du monde. Je ne suis certainement pas la même personne avant et après la lecture des Henry, des Malcolm, des Virginia et les autres !