RFI : Etre primé par le World Press Photo, c’est la même chose que la Palme d’or pour un cinéaste à Cannes ?
Denis Rouvre : La palme, il n’y en a qu’une alors qu’il y a plus de soixante primés sur le World Press Photo. Sinon, oui, pour un photographe, c’est un peu accéder à une distinction très haute.
RFI : C’est la réputation qui change ou aussi les tarifs pour les photos ?
D.R. : Les tarifs, vous savez, ils changent plutôt dans le mauvais sens, puisqu’ils ont plutôt tendance à baisser d’année en année. Mais c’est un peu comme une espèce de validation, une accession à une reconnaissance par ses pairs, par les autres photographes. Il faut savoir que c’est un prix qui est quand même réservé aux professionnels au monde entier. Les photos sont choisies parmi plus de six mille photographes. De sortir du lot de ces six mille, c’est forcément un honneur.
RFI : Comment avez-vous eu l’idée et comment vous êtes entré en contact avec les catcheurs sénégalais ?
D.R. : Je vais au Sénégal depuis des années et j’adore ce pays. J’avais cette obsession depuis très longtemps, je travaille sur les rapports de l’homme, de la puissance en général et dans le sport en particulier, cet antagonisme entre l’absence et la fragilité de l’homme. J’avais toujours été marqué par ces lutteurs sénégalais qui pratiquent un sport très particulier, unique au monde. C’est un mélange de boxe et de lutte gréco-romaine puisque tous les coups sont permis. C’est une lutte avec frappe. C’est soit mettre son adversaire au sol ou soit le mettre KO. Il n’y a pas de round, il n’y a pas de catégorie. Les vieux peuvent se battre avec les jeunes, les lourds peuvent se battre avec les légers. C’est un peu un combat à la vie à la mort. On ne peut pas reculer, il faut y aller. C’est ce qui m’avait plu quand j’avais photographié les rugbymen en sortie de match et c’est ce qui m’a plu là quand j’ai photographié les lutteurs sénégalais.
RFI : Quelle est l’importance des catcheurs dans la société sénégalaise ?
D.R. : C’est un sport qui est bien plus emblématique et populaire que le football. La lutte au Sénégal peut remplir un stade de 80 000 personnes alors que le combat finalement se passe sur une espèce d’aire de cinq mètres de diamètre. Ceux qui sont promus Roi des arènes, c’est-à-dire ceux qui sont invaincus sur une année, deviennent des semi dieux. Les grands champions peuvent facilement gagner deux cent mille euros sur un match de trente secondes, ce qui est énorme. Je crois, qu’on n’a pas ce rapport là sur un sport en France.
RFI : Dans l’exposition, vos photos se retrouvent parmi les autres lauréats. Pietro Masturzo a obtenu le Premier prix avec Les Toits de Téhéran, également une photo subtile, qui privilégie le contexte par rapport à l’action ou l’affrontement.
D.R. : Sur les quelques dernières années, il y a une tendance qui se dégage qui est de pouvoir raconter des histoires d’une autre manière. On a toujours l’impression que tout a été déjà fait. En ayant une écriture photographique plus stricte, on peut raconter des choses qu’on ne pouvait pas raconter avant : des histoires d’attente, des histoires de fragilité. Cette année, dans le World Press Photo, on sent beaucoup la tension, l’attente, le poids du silence et ces cris, ces gens qui sont en train de crier sur les toits. Je trouve qu’on les entend quand on regarde les photos. C’est en ça que cette photo m’a touché. En fait, c’est très dur d’entendre des sons en regardant une image qui à priori n’en comporte pas.
RFI : C’est la première fois que le World Presse Photo a primé une image amateur. On voit une jeune femme tuée pendant les manifestations postélectorales en Iran, photo extraite d’une vidéo amateur diffusée sur YouTube.
D.R. : Je pense que c’était très bien que ce soit primé. L’image a reçu une mention spéciale, elle n’est pas non plus rentrée dans le cercle des prix… De toute façon, la photo, ça appartient maintenant à tout le monde. Et professionnel, ça veut dire quoi ? Ca veut dire faire des photos pour les vendre. Si ça veut dire en vivre, il y a beaucoup de photographes qui ne sont pas professionnels puisque en fait, ça devient de plus en plus difficile. Est-ce que ça veut dire avoir publié une photo dans sa vie ? Je pense que là, ça devient très facile pour tous les amateurs avec tous ces courriers d’électeurs, ces photos de lecteurs, ces agences de photos sur internet où les photographes donnent leurs images. A un moment donné, il va y avoir une perméabilité du monde professionnel et du monde amateur, tout ça va se mélanger un petit peu. Je trouve ça très bien. Ce qui est important c’est la photo, ce n’est pas forcément de savoir si on est professionnel ou amateur.
RFI : Votre agence est-elle bien équipée pour parer à tous ces défis : la numérisation, les tarifs qui baissent, la mondialisation, les photos amateurs?
D.R. : Je pense que l’agence Corbis est plutôt mal outillée et va plutôt dans une mauvaise direction. J’ai peur que beaucoup de photographes la quittent parce que l’agence part maintenant sur une théorie du volume, en privilégiant le volume plutôt que la qualité. On sent que c’est un trust qui est en train de se créer et qui gomme un peu les individualités de chaque photographe. Et je trouve ça très dommage.