Affaire Hariri: l’enquête continue, les Libanais s’inquiètent

Le Tribunal spécial pour le Liban, chargé de juger les assassins de Rafic Hariri, déploie une intense activité. Les enquêteurs ont entendu, en mars et en avril, de nombreux témoins, dont des membres du Hezbollah. Une éventuelle mise en accusation du parti de Hassan Nasrallah risque de provoquer de fortes tensions entre sunnites et chiites. Cinq ans après, cette affaire continue de rythmer la vie politique au pays du Cèdre.

Avec notre correspondant à Beyrouth

Le président du Tribunal spécial pour le Liban (TSL) chargé de juger les assassins de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri, le juge italien Antonio Cassese, son vice-président, le juge libanais Ralph Riachy et le juge de la mise en état, Daniel Fransen, achèvent vendredi 14 mai une visite de cinq jours à Beyrouth.

Pendant leur séjour, les trois magistrats ont animé une série de conférences et participé à des rencontres avec des représentants de la société civile. Il s’agit du deuxième déplacement au Liban pour MM. Cassese et Riachy depuis le début de l’année. A la mi-avril, le greffier par intérim, Hermann Von Hebel, a effectué une visite de plusieurs jours dans la capitale libanaise, où il était déjà venu le 1er mars. A la même date à peu près, le chef du Bureau de la défense, François Roux, faisait le tour des principaux dirigeants politiques et judiciaires du pays. Il avait été précédé et suivi par le procureur du tribunal, le Canadien Daniel Bellemare.

Ce va-et-vient des responsables du TSL, dont le siège se trouve à Leidschendam, près de La Haye en Hollande, n’est que la partie visible de l’iceberg. Car dans le même temps, la commission d’enquête rattachée au Bureau du procureur, dirigée par le Britannique Michael Taylor, intensifie ses investigations. Entre la mi-mars et le 20 avril, les enquêteurs ont entendu des dizaines de témoins, dont de nombreux membres du Hezbollah.

Coopération conditionnée

Ce regain d’activité s’est accompagné d’une vague de rumeurs, consolidée par des articles parus dans la presse internationale, sur la prochaine publication par le procureur d’un acte d’accusation impliquant des membres du Hezbollah dans l’attentat du 14 février 2005, qui a coûté la vie à Rafic Hariri et à 22 autres personnes. La rumeur était tellement persistante que le secrétaire général du parti s’est exprimé publiquement, et pour la première fois, sur cette question, début avril.

Tout le monde s’attendait à ce que Hassan Nasrallah attaque violemment le TSL et refuse de coopérer avec les enquêteurs. Cela n’a pas été le cas. Au contraire, le leader du Hezbollah, qui a confirmé que des membres de son parti avaient été entendus et seraient de nouveau convoqués par les enquêteurs en tant que « témoins », continuera à coopérer avec le tribunal.

Cependant, il a accusé des employés du tribunal d’être à l’origine des « fuites » à la presse, a émis de fortes réserves sur la crédibilité de cette institution et exprimé de profondes craintes sur son instrumentalisation et la politisation de son action. Pour Hassan Nasrallah, le TSL doit « faire ses preuves », surtout que la première enquête, menée en 2005 par le juge allemand Detlev Mehlis accusant directement la Syrie d’être responsable de l’assassinat, était fondée sur des preuves non crédibles et des témoignages montés de toute pièce.

Blanchir le TSL de tout soupçon

D’ailleurs, le juge Daniel Fransen avait exigé, en mai 2009, la libération « faute de preuves », de quatre généraux libanais incarcérés pendant un peu moins de quatre ans, à la demande de Mehlis. Ces officiers proches de la Syrie avaient été accusés, en août 2005, d’avoir participé à la planification et à l’exécution de l’attentat, avant d’être relaxés par le tribunal.

Afin que la confiance soit rétablie et que le TSL soit blanchi de tout soupçon, Hassan Nasrallah réclame l’arrestation des « faux témoins » et l’identification de « ceux qui les ont manipulés » qui devraient être accusés, à leur tour, « de complot et d’obstruction à la justice ».

Il demande aussi qu’aucune piste ne soit négligée dans l’enquête, y compris l’hypothèse d’une implication d’Israël ou de groupes islamistes sunnites radicaux. Il faisait allusion aux membres d’un réseau démantelé au Liban début 2006 et dont certains membres auraient avoué avoir participé à l’attentat du 14 février 2005, avant de se rétracter.

La piste des téléphones

Antonio Cassese a personnellement réagi aux propos de Hassan Nasrallah, affirmant qu’il avait « toute confiance dans le sens des responsabilités, l’intégrité et le professionnalisme du personnel et des juges du tribunal ». Toutefois, Daniel Fransen, encore lui, a été chargé de trancher la question de savoir s’il revenait au TSL d’engager des poursuites contre les « faux témoins » et ceux qui les ont manipulés.

Toute cette polémique qui a éclaté au grand jour n’a pas ralenti le travail des enquêteurs. Selon des sources de sécurité libanaises, les investigations s’articulent autour de la présence sur le lieu de l’attentat de membres de la sécurité du Hezbollah. Ceux-ci ont pu être identifiés grâce à l’analyse de centaines de millions de liaisons téléphoniques qui a permis de déterminer qu’un groupe de huit personnes communiquaient entre elles, en circuit fermé, le jour de l’attentat, dans le périmètre où Rafic Hariri a été assassiné. De fil en aiguille, il est apparu que l’un des numéros de téléphone appartenait à un membre du Hezbollah.

Ce groupe n’est pas le même que celui chargé de surveiller l’ancien Premier ministre dans ses déplacements et dont les membres avaient acheté, deux semaines avant l’assassinat, des cartes de téléphones portables prépayées à Tripoli, au Liban-Nord. Les numéros de téléphone utilisés par ce réseau ont été désactivés juste après l’attentat.

Le risque d’exacerber les tensions entre les chiites et les sunnites

Interrogé il y a déjà deux ans sur cette affaire, le Hezbollah avait fourni les explications demandées. Selon des sources bien informées, le parti a confirmé que des membres de sa sécurité se trouvaient bien dans le périmètre de l’attentat le 14 février. Cependant, ils avaient pour mission non pas de surveiller Rafic Hariri mais « un ressortissant étranger soupçonné de travailler pour les services de renseignement israéliens et qui logeait dans un des grands hôtels de la capitale, situé dans le même secteur ». Selon les mêmes sources, le Hezbollah a fourni des « preuves matérielles » que la prise en filature de cette personne a commencé dès son arrivée à l’aéroport international de Beyrouth, situé à l’autre bout de la ville.

Le Hezbollah s’inquiète de « l’insistance des enquêteurs à vouloir établir coûte que coûte un lien entre le réseau de contre-espionnage du parti qui se trouvait par hasard dans le périmètre de l’attentat et le groupe criminel qui a assassiné Rafic Hariri », ajoutent les mêmes sources. Les craintes du Hezbollah sont amplifiées par le fait que les enquêteurs -des ressortissants de pays occidentaux en majorité- « souhaitent recueillir les dépositions des plus hauts dirigeants militaires du parti dont personne ne connaît les visages, et qui sont les hommes les plus recherchés par Israël ».

A Beyrouth, les Libanais suivent avec appréhension l’évolution de l’enquête. Car toute mise en accusation de membres du Hezbollah dans l’assassinat de Rafic Hariri risque d’exacerber les tensions entre les chiites et les sunnites. Et les déclarations de Hermann Von Hebel, reprise par le New York Times à la mi-avril, ne les ont pas rassurés: Le tribunal est déterminé à rendre justice, même si cela risque de provoquer des actes de violence et de déstabilisation au Liban, a affirmé le greffier.

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