Pour les marins, la Grèce est un immense pays. Venant d’Albanie, nous savions que nous allions nous engager dans un nouveau monde, cabotant de port en port, d’île en île. Notre premier contact avec la Grèce fut égyptien. Dans les premiers ports où nous nous sommes arrêtés, Mourtos, sur la côte épiriote, l’île de Levkas, les pêcheurs sont égyptiens. Plus tard, et beaucoup plus loin, dans l’île de Samothrace, l’un de ces marins monta à bord de notre bateau pour partager une cigarette. Il nous expliqua que la saison de pêche en Grèce durait six mois, d’octobre à mai, et que les salaires étaient bons, mais pourquoi tous les pêcheurs des îles grecques sont-ils désormais égyptiens ?
La Grèce est devenue depuis deux décennies au moins un pays d’immigration. Les premiers à venir massivement s’y installer furent les Albanais. Beaucoup y sont restés, et il n’est guère de petit port où l’on ne trouve au moins un snack où l’on parle albanais… Depuis quelques années, la Grèce est aussi un pays de transit pour les migrants clandestins qui, depuis les côtes turques, essaient de gagner l’Europe. Ils arrivent dans les îles les plus proches de la côte, Samos, Lesbos ou Chios.
De Chios, les côtes turques ne sont qu’à huit milles nautiques, et les autorités portuaires nous avertissent : il nous faut signaler tout mouvement du bateau, car les garde-côtes patrouillent sans cesse. À la préfecture de l’île, cependant, les services compétents se mettent en quatre pour nous permettre d’aller visiter le centre de rétention. Les permissions obtenues, nous prenons la route en compagnie de Giorgios Samaras, un militaire en charge des migrants auprès de la préfecture. Grand amateur de whisky et passionné de paris sportifs, le jovial M.Samaras a sa solution au problème de l’immigration clandestine : « quand on a assez d’Egyptiens pour remplir un avion, hop, on les renvoie », explique-t-il en appuyant le propos d’un geste décidé de la main.
Cependant, tous les clandestins qui échouent sur les côtes de Chios ne sont pas expulsables : les Somaliens, les Afghans, les Palestiniens ou les Irakiens ne peuvent pas être renvoyés dans leur pays. « Après examen de leur dossier et confirmation de leur nationalité, ils sont renvoyés du centre avec obligation de quitter le territoire grec sous 30 jours », explique Yannis Arambazis, responsable des étrangers auprès de la police de l’île.
En attendant cette « libération », une bonne cinquantaine de migrants s’entassent dans le centre de rétention. Certains sont là depuis des mois. Hasan, un Somalien de 25 ans, nous explique son voyage. « Je suis parti en bateau avec mon frère. Nous avons navigué plus d’un mois – je ne connais pas le trajet, car nous n’avions pas d’informations. Nous n’avons payé que 800 dollars car nous connaissions les passeurs. Finalement, on nous a débarqué au large d’une côte en nous disant que c’était la Grèce. La police nous a recueilli puis nous a dirigé vers ce centre, où nous sommes retenus depuis 20 jours. C’est un centre d’accueil, mais en réalité, c’est une prison ».
Les petits baraquements – glaciaux durant les nuits de ce printemps timide et certainement étouffants l’été – sont entourés de barbelés. Les « retenus » ne peuvent pas sortir de l’enceinte du camp, gardé par la police. Au moindre mouvement « suspect », le policier de garde dans le mirador lance un avertissement au haut-parleur. Les seuls espaces « collectifs » sont une étroite allée qui longe les deux rangées de baraquements, accrochés à flanc de colline, au-dessus de la mer. « Au moins, les personnes retenues ont une belle vue », explique l’adjointe de M.Samaras. Le centre est doté depuis peu d’une « salle de télévision » : dans une pièce dont les murs inachevés sont complétés par des bouts de carton, une vingtaine de « retenus » regardent un DVD sous-titré en arabe de Full Metal Jacket de Stanley Kubrick…
La police nous avait initialement assuré que nous pourrions interroger librement les retenus, mais un fonctionnaire est sans cesse sur nos talons, nous interdisant de photographier et de converser librement. Hasan parvient à nous expliquer que son intention est d’aller à Athènes – « où il y a déjà beaucoup de Somaliens ». Pour ceux qui rêveraient de gagner d’autres pays d’Europe, la Grèce ressemble toutefois à un cul-de-sac.