La fin des privilèges pour les militaires turcs?

La spectaculaire arrestation d’une cinquantaine de militaires de haut rang, en retraite mais aussi d’active, soupçonnés d’avoir fomenté un coup d’Etat pour renverser le gouvernement islamo-démocrate du parti de la Justice et du Développement (PJD), souligne la mise sur la touche, douloureuse, d’une armée habituée à imprimer sa marque sur la vie politique du pays.

«La patience de l’armée a des limites», avait rugi, frappant du poing sur la table, le chef d’état-major Ilker Basbug lors de la révélation, le mois dernier, par le journal Taraf du plan de coup d’Etat baptisé «masse de forge». Ce coup de gueule n’a pas eu l’effet escompté puisqu’un mois plus tard, depuis ce lundi 22 février, et après trois jours d’interrogatoires à la Direction de la Sûreté, la fine fleur de la hiérarchie militaire d’il y a quelques années, défile devant procureurs et juges sous l’inculpation d’appartenance à une organisation armée visant à renverser le gouvernement. Quarante neuf généraux, amiraux et officiers supérieurs sommés de rendre des comptes pour avoir préparé un coup d’Etat : la charge judiciaire contre l’institution la plus respectée et la plus crainte du pays, qui a renversé quatre gouvernements entre 1960 et 1997, ne manque pas d’envergure !

C’est certainement la toute puissance de l’armée turque qui atteint justement ses limites aujourd’hui … La faute - ou grâce - au gouvernement mené par Recep Tayyip Erdogan qui, depuis son arrivée au pouvoir fin 2002, n’a eu de cesse de démocratiser le pays et de rogner les prérogatives des militaires dans la vie politique locale. Ainsi, les militaires ont perdu l’avantage psychologique d’être présents à égalité de sièges au sein du Conseil de sécurité nationale. Celui-ci ne se réunit d’ailleurs plus qu’une fois tous les deux mois et non plus chaque mois, et son secrétariat permanent, autrefois réservé d’office à un membre de l’état-major, est désormais assuré par un civil. Cet organe, constitutionnel, a ainsi perdu de fait son rôle de «gouvernement de l’ombre», contrôlant et même imprimant ses priorités au cabinet.

Gardienne de la laïcité

Le règne des «pachas», du titre donné aux commandants de l’armée ottomane et conservé par respect sous la République (ce qui en dit long sur leur autorité conservée…), serait-il en train de faner ? C’est certain, de l’avis unanime des analystes, et c’est justement ce qui chagrine cette caste jusque-là intouchable.

Gardienne – selon la Constitution – du dogme kémaliste de la laïcité, c’était forcément sur le thème de la menace islamiste contre la République que l’armée devait se positionner. Et non, comme cette fois, en garante de la paix civile, puisque le pays, gouverné par une large majorité parlementaire, ne ressemblait et ne ressemble toujours pas à une nation au bord d’un prétendu chaos, argument qui avait justifié les précédentes interventions militaires.

L’aversion profonde autant qu’historique de l’armée envers un gouvernement issu de la mouvance islamiste est avérée depuis des années par les propos tout à fait publics de ses représentants ou même les déclarations de l’état-major, et en des termes à peine voilés. Cet état-major qui, se servant du levier du Conseil de sécurité nationale alors sous son contrôle, avait poussé le Premier ministre Necmettin Erbakan, islamiste notoire, à la démission en édictant une série de mesures pour défendre la laïcité et lutter contre la montée du fondamentalisme. Une cellule secrète, baptisée «Groupe de travail de l’ouest», avait même été créée dans ce but. De même, en 2007, l’état-major -parallèlement à une campagne de manifestations publiques dans le pays- avait tout fait pour dissuader les députés de participer à l’élection de l’actuel chef de l’Etat, Abdullah Gül, issu du parti au pouvoir. Seul candidat, il fut élu, mais aucun «pacha», contrairement à la tradition, n’assista à sa prestation de serment.

Avalanche de révélations et d’accusations

Cela ne suffit pas, bien sûr, pour accuser tout ce qui porte uniforme de vouloir déposer le pouvoir en place. Mais la publication par le mensuel Nokta, au printemps 2007, d’un «journal intime» de l’amiral Özden Örnek racontant deux ébauches de coup d’Etat avortées par le patron de l’armée de l’époque, le général Hilmi Özkök, a ouvert en quelque sorte la boîte de Pandore, même si le soufflet retomba vite. Trois mois après, néanmoins, éclatait l’affaire Ergenekon, vaste réseau ultra-kémaliste dont l’objectif était de créer une atmosphère de guerre civile dans le pays (contexte prétexte du coup d’Etat du 12 septembre 1980) qui mena aux premières interpellations, et à un procès fleuve ouvert en octobre 2008.

D’impressionnants stocks d’armes furent ensuite découverts aux quatre coins du pays, liés à ce dossier. Aucune procédure judiciaire n’ayant pour l’instant abouti, personne ne peut priver les militaires mis en cause de la présomption d’innocence. Mais y a-t-il fumée sans feu ?

Jusqu’à l’affaire «masse de forge», évoquant un scénario de putsch à la chilienne par bien des aspects, une bonne dizaine d’autres complots présumés ont également vu le jour, révélés dans la presse ou par des enquêtes de police. Plus d’une centaine d’officiers – généralement supérieurs – ont dû venir déposer devant des juges ; du jamais vu dans l’histoire de la République et même probablement dans le monde.

Avant même de savoir si ces poursuites sont justifiées, puisque la justice suit son cours, il ne fait en tout cas aucun doute que le tabou d’une armée intouchable, à qui tout est permis, est tombé.

Ce seuil psychologique franchi, si l’on en juge par la réaction offusquée de ses membres ou défenseurs évoquant le traitement «injuste» réservé aux prévenus juste interrogés, ce sera alors la fin du règne absolu des «pachas» s’il s’avère qu’ils ont effectivement tenté de suspendre le processus démocratique en Turquie.
 

Partager :