Visite chez les Indiens Wauja du Brésil central. Les chamanes dansent et chantent pour appeler les esprits. Ils portent des masques de guérison - fabriqués avec du bois, des plumes, des dents de piranhas, de la cire d’abeilles. Des masques de la taille d’un portail. L’un d’entre eux est exposé à côté d’un petit écran vidéo où apparaît un chamane. Jusqu’ici l’exotisme est à son comble. Mais le chamane porte un appareil photo ultramoderne sur son torse nu. Il explique que son rite ancestral produit des images et des anticorps et s’avère aussi efficace que les vaccinations des Occidentaux. Philippe Descola, l’anthropologue et commissaire de l’exposition, nous apprend à nous méfier des apparences.
Rendre l’invisible visible
Dès le début de l’exposition, les différentes manières de déchiffrer le monde sont tangibles. Un tableau flamand du 16e siècle nous intrigue: la Sainte Madeleine lisant, icône de la pécheresse repentie, symbole de l’intériorité propre à l’homme. Le message du naturalisme: seul l’Homme possède un esprit. En face, une autre vision du monde prend corps : un masque à transformation, venu de Colombie-Britannique, du 19è siècle. Métamorphoses, changement de perspectives. Le monde est un et indivisible, mais les visions du monde sont innombrables.
Où et comment naissent les images qui peuplent nos esprits ? L’anthropologue Philippe Descola, qui fut l’élève de Claude Lévi-Strauss, avance comme réponse: dans une fabrique des images. « La fabrique, c’est précisément tout ce travail de la perception et de l’imaginaire au moyen duquel des images représentent certaines choses, fonctions, lignes, directions: en l’occurrence, ici, des continuités et des discontinuités entre les objets du monde ».
Les visions du monde
Les surréalistes étaient fascinés par les kachinas, poupées d’esprit du peuple Hopi. Les images présentées dans l’exposition rendent évidentes les limites de la vision occidentale: opposition entre nature d’un côté, culture et société de l’autre. Selon Philippe Descola, l’Homme a créé sur les cinq continents quatre « fabriques » différentes: l’animisme, l’analogisme, le totémisme, le naturalisme: « Il ya deux régions du monde où un mode de figuration a émergé et a dominé. L’un d’entre eux est l’Australie pour le totémisme. Le totémisme, c’est le fait qu’il y a des humains et des non-humains qui ont des formes différentes. On leur prête néanmoins des qualités physiques et morales identiques. Pour l’Europe, c’est une autre affaire. Il se trouve que le naturalisme est né en Europe. Il aurait pu naître ailleurs. Il y avait des prémices dans des écoles en Chine, on en a eu dans le monde arabo-musulman au Moyen Âge. Pour toutes sortes de raisons, ça n’a pas été jusqu’à son terme. »
L’analogisme
La fabrique des images la plus répandue dans le monde est l’analogisme: l’idée que tous les éléments du monde sont différents, mais il faut pouvoir trouver des passerelles. Résultat: des créatures composites – la chimère - des images de réseau qui viennent de l’Inde, du Sri Lanka, de la Chine, de l’Afrique de l’Ouest, du Mexique, de la Polynésie, des Andes…
La logique du naturalisme provoque la révolution de l’identité individuelle. Albrecht Dürer se représente en 1502 en majesté: « C’est moi le créateur de cette image ». L’automate à musique « Le singe au piano » symbolise au siècle progressiste du 19ème, la vision du corps humain comme structure purement mécanique. La chronophotographie coupe les mouvements en morceaux ; la photo et le film comme instrument pour refléter « objectivement » le monde.
Le triomphe ultime de la naturalisation ?
Dans le monde d’aujourd’hui il y a d’autres fabriques des images à l’œuvre: la télévision, Hollywood, la publicité, l’internet. En quoi ces mitraillettes d’images se réfèrent aux rêves de fourmis des aborigènes, aux pense-bêtes des Inuits, aux pensées naturalistes et figurines analogistes ? Anne-Christine Taylor, co-commissaire de l’exposition et directrice du département de la recherche au Musée du Quai Branly :