Roland Dumas: «J’étais de ceux qui disaient : ils ne le libéreront pas»

C’était il y a 20 ans, la libération de Nelson Mandela. Roland Dumas était à l'époque le ministre français des Affaires étrangères, sous la présidence de François Mitterrand.Il parle de son admiration pour le premier président noir de l'Afrique du Sud, tout en justifiant la position ambiguë de la France à l'égard du régime de l'apartheid.

RFI: Comment avez-vous réagi à l'annonce de la sortie de prison de Mandela? 

C’était pour moi comme une libération qui aurait touché un de mes proches. Mandela était le plus vieux prisonnier du monde. On disait, à l’époque, que garder cet homme comme ça, c’était vraiment une insulte faite à l’être humain.

 
On l’escomptait depuis tellement longtemps qu’on n’y croyait plus. Moi, j’étais de ceux qui disaient : « ils ne le libéreront pas ». Je craignais pour sa vie. Je pensais que le matin, on le retrouverait mort d’une embolie, il a succombé à une crise cardiaque et puis voilà ! La libération, c’est une victoire sur la situation en Afrique du Sud. Et moi,  je l’ai invité immédiatement à venir à Paris, ce qu’il a fait.

J’ai vu arriver cet homme grand, distingué et mince. Tout de suite, j’ai pensé à un avocat anglais. Il avait la dignité, la noblesse de ces avocats qui venaient de l’Afrique à la Cour de Londres, combattant pour la liberté des hommes etc…Ce n’était pas du tout le prisonnier cassé, voûté, qui sortait de prison harassé, défait. Non, il était en bonne santé. Il était maigre, il était très maigre mais en même temps, il avait beaucoup d’allure.

Je l’ai donc accueilli et je l’ai reçu. Je lui ai proposé de le loger dans les locaux officiels de la République, c’était bien la moindre des choses qu’on pouvait faire. Je l’ai logé là, avec sa femme, pendant quinze jours.

RFI :  Vous souvenez-vous des conversations que vous avez pu avoir avec lui pendant ces quinze jours ?
 
R.D : Oui, c’était un homme très serein. Il ne parlait pas de sa captivité. Il fallait vraiment lui poser des questions. Il répondait brièvement sans donner de détails, sans s’étendre, simplement : « Et bien oui, j’ai été privé de liberté pendant tant d’années etc… ». Mais c’était avec une telle sérénité dans la voix et dans le comportement, dans l’attitude, qu’on était déconcertés à l’idée que cet homme avait passé tant d’années de prison. On a parlé des choses de la vie, est-ce qu’il allait reprendre son métier, est-ce qu’il allait faire de la politique. Il m’a dit « oui, qu’il allait reprendre et qu’il serait candidat ». Mais comme quelqu’un qui viendrait vous voir du fin fond du Cantal et qui vous expliquerait qu’il allait être candidat au conseil général la prochaine fois. Aussi simple que cela. Ce qui faisait la caractéristique de Nelson Mandela, c’était la simplicité et la bonté qui se dégageaient de lui. Aucune rancœur, aucune méchanceté, aucune acrimonie, rien.
 
RFI : Tout en sachant que lors de cette première visite de quinze jours il n'est encore qu'un citoyen de seconde zone en Afrique du Sud?

R.D: Il n’est rien. L’apartheid existe, mais en même temps du fait qu’il soit libéré, il avait l’auréole du martyr et à partir de là, il avait l’auréole du vainqueur.

RFI : Au moment de sa libération, vous êtes ministre français des Affaires étrangères, les autorités françaises ont-elles des craintes sur la manière dont la situation peut évoluer en Afrique du Sud ?
 
R.D : C’est à craindre qu’il y ait des réactions qui dégénèrent et qu’il y ait des représailles, que l’enthousiasme de la libération provoque des actions que l’on aurait regrettées par la suite ou des réactions de la police parce que les Blancs étaient encore très puissants, c’était quand même le régime de l’apartheid. Vous aviez quand même des extrémistes. Il y avait des gens qui continuaient à considérer que les Noirs étaient une sous-race, qu’il fallait les contenir dans la force et que le moment n’était pas venu du tout de libérer ce héros qui allait enthousiasmer les foules et qui pourrait provoquer des manifestations contre eux.

RFI : Vous le disiez, la libération de Nelson Mandela est quelque chose qui vous tenait à cœur depuis très longtemps. Mais alors, ce que l’on ne comprend pas, c’est que la France ait refusé d’appliquer l’embargo total sur l’Afrique du Sud, que la construction de la centrale nucléaire de Koeberg se soit poursuivie, par exemple. Comment expliquer cette position de la France ?
 
RD : Mais ça, ça s’explique par le contexte international.  Quand j’étais là, je me souviens avoir pris des mesures surtout avec le Premier ministre Laurent Fabius qui était très ouvert sur ces problèmes. Mais c’était en même temps la nécessité du commerce, la nécessité de vendre nos marchandises. Je me souviens très bien que les Anglais étaient beaucoup plus intéressés que nous dans cette histoire d’Afrique du Sud. Quand je leur en parlais, je disais, « mais ce qui serait bien, ce serait de faire une action européenne, que tous les Européens décident que tel jour il y aura un boycott ». C’était impossible, c’était le commerce d’abord. Mais je vais vous dire, par exemple, que j'ai interdit tout ce qui était manifestation publique. Je me souviens que j’avais interdit un match de football international entre l’Afrique du Sud et la France. Je m’étais dit que tout ce qui représentait une dimension agréable de jeu, il ne fallait pas le faire.

RFI : En 1985, vous recevez le ministre des Affaires étrangères sud-africain, Pik Botha. Pourquoi décidez-vous de le recevoir ? Cela avait suscité des polémiques ?
 
RD : Oui, c’est ça. Je partais de l’idée que le mieux est toujours de parler même avec les êtres les plus durs. Il fallait qu’ils entendent que, du côté de la France, il y avait une volonté de décrier la situation en Afrique du Sud, d’améliorer le sort de Nelson Mandela. Entendre ça ici, l’entendre à Rome, l’entendre à Londres, l’entendre à Berlin, ça finissait quand même par provoquer une réaction en disant « écoutez, on a le monde entier contre nous ». C’est là qu’il fallait tenir l’équilibre entre une exigence forte, morale pour Mandela, et réduire au minimum les échanges purement matériels, commerciaux avec ce pays. 

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