(Première publication : 30 septembre 2009)
« Je n’étais pas retourné à New York depuis onze ans. A part un bref séjour à Boston afin d’y subir l’ablation de la prostate pour cause de cancer, j’étais, au cours de ces onze années, à peine sorti de mon coin perdu dans les hauteurs de Berkshires […] ». Ainsi commence le nouveau roman de Philip Roth. Ni complaisance ni fioritures : en quelques lignes, ce bon vieux Zuckerman qui s’annonce passablement diminué (et sa renommée désormais assise de grand écrivain n'y changera hélas rien) revient à la vie en même temps qu’il reprend du service. L’anachorète du Massachussetts est en route pour la Grosse Pomme pour y suivre un traitement médical dont il espère qu’il viendra à bout de son problème d’incontinence, la partie émergée d’un mal plus profond : l’impuissance, conséquence de son cancer.
Nous sommes en novembre 2004, trois ans après les attentats du World Trate Center et au soir des élections présidentielles qui vont voir, contre toute attente, la réélection de G. W Bush pour un second mandat à la tête des Etats-Unis. Soit en pleine effervescence. Autant dire que le choc est rude pour notre septuagénaire qui a vécu si longtemps dans la seule compagnie des oiseaux et des arbres. Et des livres qu’il s’applique à relire. Mais, alors même qu’il a quitté ses chères collines non sans inquiétude, « l’arrivée à New York, constate-t-il très vite, avait ouvert le champ des possibles. L’espoir avait ressurgi ».
Ragaillardi, abandonnant tout réflexe de prudence voire de protection, il se laisse flotter au gré des hasards. Quatre personnages vont ainsi en l’espace d’une journée ou presque s’immiscer dans sa vie de nouveau citadin : Amy Bellette, l’ex-égérie de son maître en littérature, le défunt E.I. Lonoff, qui souffre d’une tumeur au cerveau, Jamie une belle jeune femme d’une trentaine d’années dont il tombe éperdument amoureux et l’ambitieux Richard Kliman qui envisage d’écrire une biographie de Lonoff qui, en s’appuyant sur un secret prétendument nauséeux, relèguerait l’œuvre au deuxième plan. Au grand dam de Zuckerman qui n’a pas de mots assez violents pour stigmatiser pareille « inquisition », « ce littéralisme et cette vulgarité redoutables qui ramènent toutes choses à leur source de la façon la plus inepte ».
Parce qu’il souffre (aussi) de troubles de la mémoire, s’installe peu à peu au fil du récit un jeu entre la réalité et les fantasmes. Le roman est d’ailleurs construit sur le modèle des poupées russes avec, selon la situation dans laquelle se trouve l’écrivain, des apartés qui se coulent, s’emboîtent dans le récit. Quant à démêler le vrai du faux… Une chose est sûre : eu égard aux nouveaux apprentis littérateurs assoiffés de sensationnel, prêts à fouiller les poubelles pour s’offrir une notoriété à bon prix, rien ne saurait égaler la fiction qui n’est pas fuite en avant mais, tout au contraire, une recréation de la vie. Plus vraie, pour revenir au propos du livre, que la soi-disant vérité sur Lonoff que le tenace, volubile et opportuniste Kliman entend bien révéler au monde. Une problématique d’autant plus cruciale dans le cas de Philip Roth que Zuckerman ressemble comme deux gouttes d’eau à son créateur et que celui-ci s’est, de tout temps, amusé avec les codes de la fiction et de l’autobiographie pour mieux brouiller les pistes.
Exit le fantôme (titre emprunté à Shakespeare) exsude de cette inextinguible passion pour la littérature, une passion d’autant plus entière et intolérante qu’elle se cogne partout contre la morgue de littérateurs de la stature en toc d’un Kliman. « Nous, les gens qui lisons et qui écrivons, nous sommes finis, nous sommes des fantômes qui assistons à la fin de l’ère littéraire », fait dire Philip Roth-Nathan Zuckerman à Lonoff dans une note que ce dernier a laissé peu avant de mourir. Il plane d’ailleurs sur le livre un parfum de mélancolie et de désespoir qui tient tout autant à la description à la fois clinique (aucun détail ne nous est épargné) et pleine d’humour (c'est possible) de la douloureuse décrépitude des corps - c’est du reste le corps de Zuckerman qui tient le premier rôle - qu’à l’amer constat d’un abêtissement généralisé.
De ce point de vue, Philip Roth se livre à une charge sur le prédécesseur de Barak Obama à la Maison Blanche sans appel. « Et maintenant, il y avait cela, un deuxième triomphe pour l’analphabète qu’ils (les jeunes Américains, ndlr) vomissaient tout autant pour ses déficiences intellectuelles que pour ses affabulations hypocrites sur les armes nucléaires […] ». Entre autres diatribes dont il émaille la première partie du roman. La description de la ville au lendemain de la victoire de Bush Junior, comme dévastée par une catastrophe naturelle, est d’autant plus réussie qu’on pense immédiatement à la vague d’espoir soulevée il y a moins d’un an suite à l’élection historique d’Obama. Où l’on constate que même affaibli Zuckerman n’a rien perdu de sa férocité. Ses sarcasmes à propos de l’utilisation à haute dose du téléphone portable et de tous les moyens mis à notre disposition pour être connectés à tout moment (avec qui, pourquoi faire ?) donnent tout simplement des envies de raccrocher... et de décrocher tout à la fois !
Témoin de son temps, Philip Roth l’est depuis toujours. Mais cet épisode de l’histoire américaine n’est finalement qu’un contexte, un décor, un théâtre où se joue, sans esbroufe ni complaisance, une tragi-comédie plus universelle, celle de notre condition d’homme au seuil de la mort, dans ce couloir où il n'est pas nécessaire d'être mort pour se sentir mort. La seule réalité qui vaille, le reste, c'est bien connu, n’est que fiction.