L’art des Philippines: «l’échange avec les invisibles»

C’est la première grande exposition consacrée à cet archipel en Europe qui ouvre ce 9 avril au quai Branly pour trois mois. Grâce aux collections philippines, américaines et européennes, le musée a rassemblé à Paris « 310 œuvres précoloniales incontournables » de cette civilisation aux expressions artistiques étonnamment variées. Des objets qui ont fait dialoguer et soutenu l’échange entre ces 7017 îles dans l’ouest de l’océan pacifique, d’où le titre Philippines, archipel des échanges.

Les plus anciennes pièces exposées sont toute à la fin du parcours, suspendues comme des étoiles brillantes : par exemple, cette toute petite figurine en os d’animal de trois centimètres. Elle nous regarde avec un œil espiègle, date de 3500 av. J.-C. et vient des îles de Batanes. Il y a aussi, de la même époque et fait d’un coquillage minuscule, ce « linglingo » de l’île d’Itbayat, ce célèbre ornement épousant la forme d’un C presque fermé et qui renvoient probablement à une représentation abstraite de l’utérus ou du vagin. Ou ce spectaculaire banc de prestige Hagabi du 18e siècle, des flèches en bambou gravé, des colliers de guerrier, des bols raffinés, des bijoux somptueux…

Peut-on résumer les œuvres artistiques de plus de 7000 îles à un point commun ? « Non, il n’y a pas une culture commune, assure Constance de Monbrison. Il y a un fil conducteur qui est celui du peuplement austronésien et malais, mais il y a une diversité dans l’expression de ces cultures. C’est pour cela que nous avons mis le thème de l’échange dans le titre. Cela n’inclut pas seulement les échanges économiques et commerciaux, mais aussi les échanges spirituels. C’est cela le lien, c’est la partie invisible qui unifie l’archipel. C’est l’échange avec les invisibles. » Néanmoins, il reste des points communs : « La diversité est l’essence même de la culture philippine, affirme Corazon Alvina, co-commissaire de l’exposition et ancienne directrice du National Museum of the Philippines, mais quand vous regardez ces objets exposés, vous allez découvrir qu’il y a le même intérêt dans le raffinement, dans un travail méticuleux et la coupe de nos vêtements est également partout la même. »


Le fétiche de vengeance

Dans l’exposition, tout commence avec une véritable assemblée de sculptures, guidée par cette divinité du riz Bulul, du nord du Luçon, la plus grande île des Philippines, qui nous accueille à l’entrée. Datant du 15e siècle, cette sculpture en bois de narra a les bras croisés et le phallus en érection illustrant les principes d’union et de fertilité. Les objets magiques des Ifugao, ce peuple de la partie septentrionale de Luçon, fonctionnent sur un mode d’échange entre les esprits et le monde des humains. Au cas où, il y a le fétiche de vengeance, comme ce tu’doh en bon état, de 1960, construit à partir d’un os de poulet, un crâne de crocodile, des serres d’oiseau, des plumes de bois et du rotin. Les arts des Hautes Terres du nord de Luçon valorisent « le prestige du guerrier, l’exploit individuel et le devoir communautaire ».

Les Philippines, des îles-mondes ?

La véritable surprise du parcours vient du fait que toutes ces sculptures nous semblent familières d’expositions précédentes, mais africaines. Le même effet se reproduit encore de maintes fois lors du parcours : les étoffes rituelles Kusikos de la population tinggian nous rappellent des tissus nord-américains et les motifs ressemblent à l’art cinétique de Victor Vasarely, des bijoux en or laissent penser à l’or des Mayas, des chapeaux ronds à la culture chinoise, le magnifique bateau kulintang de la population maranao, avec sa rangée de sept gongs à bulbe, nous rappelle les spectaculaires instruments indonésiens. Les Philippines, des îles-mondes ? « Non, je ne dirais pas que ce sont des îles-monde. Je dirais que ce sont des îles austronésiennes et malaises. Après, qu’il y ait des influences, c’est évident. Mais, il y a aussi des choses très spécifiques aux Philippines, par exemple la vannerie, les textiles et leur spécificité dans l’ornement. »

 
En effet, regardé de près, les ressemblances s’estompent : le kulintang est réservé aux femmes ; les potiers philippins ont confectionné des bols décorés déjà en 2500 av. J.-C. ; la boucle de ceinture et les ceintures tissées d’or et pesant jusqu'à un kilogramme sont uniques au monde, travaillées avec la technique de la chaîne à mailles double nœud. C’était à l’âge d’or de l’orfèvrerie philippine, entre le 9e et 13e siècle. Quant aux étoffes rituelles, elles obéissent à leur propre logique : elles participent aux voyages de l’esprit, indispensable pour se présenter devant ses ancêtres. Cette impression d’une similitude de la culture philippine avec d’autres cultures « vient surtout du fait que la plupart de gens ne sont pas familiers avec la culture philippine » rajoute Corazon Alvina, l’ancienne directrice du National Museum of the Philippines. 

Une expansion culturelle de quatre mille ans

Les œuvres présentées reflètent aussi la diversité des mythologies des Philippines qui ne sont pas toujours basées sur une croyance religieuse et ne pas toujours considérées comme sacré. Enfin, il n’est pas inutile de se rappeler en permanence qu’on parle d’une expansion culturelle qui s’étend sur plus de sept mille îles et qui a pris plus de quatre mille ans.

Les œuvres viennent d’abord des propres collections du musée du Quai Branly, ensuite des musées philippins qui ont accepté la sortie de trésors nationaux et aussi des États-Unis qui avaient colonisé les Philippines après les Espagnols, à la fin du 19e siècle. Pourquoi la première grande exposition sur la culture philippine préhispanique a mis si longtemps avant d’être réalisée ? « Je pense, la réalité est simple, répond la co-commissaire philippine Corazon Alvina : cela coûte très cher de faire une exposition de cette taille. Le fait qu’elle a lieu aujourd’hui montre l’importance de l’art philippin préhispanique. » « Ce n’est pas qu’on ne s’y est pas intéressé, explique de son côté la commissaire Constance de Monbrison. Les objets sont peu montrés dans les musées, donc on les connaît mal. On a beaucoup d’objets d’art africain qui circulent sur le marché français ou même américain ou anglo-saxon, beaucoup d’objets indiens aussi, mais très peu d’objets philippins passent dans des ventes publiques. »

Réintroduire la culture philippine traditionnelle
 

Avec cette exposition de grande envergure, Corazon Alvina se met à espérer « qu’on arrive à réintroduire la culture philippine traditionnelle en Europe, pas seulement en France, que la recherche sera approfondie et élargie, parce que, par exemple, nous avons des spécialistes en textile, mais non pas dans d’autres domaines. »
 
En attendant, les artistes contemporains commencent à s’inspirer des traditions millénaires : John Frank Sabade, né il y a 44 ans dans les forêts de Benguet, évoque des divinités du riz Bulul dans ses peintures et osent de faire des portraits de femmes kalinga et ifugao avec des masques à gaz. « Je pense aussi à un artiste comme Gaston Damag, rapporte Constance de Monbrison. C’est un Ifugao, quelqu’un qui vient de la Cordillère centrale qui travaille avec l’ethnographie, mais qui est un artiste contemporain. Il est né dans les montagnes. Toute sa famille, ce sont des chamanes. Il est très imprégné de tout cela. Il détourne, s’interroge, interroge aussi le travail muséal : qu’est-ce que cela représente pour lui de voir les objets de sa culture renfermés dans un musée ou dans une exposition ? »
 
Du 29 avril jusqu’au 5 mai, cet artiste franco-philippin, né en 1964 et qui vit à Paris depuis 25 ans, viendra à la rencontre des visiteurs et présentera son travail au cours d’un atelier de découverte. Une autre façon de prolonger cette rencontre déjà très intense avec la culture philippine.
 

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Philippines, archipel des échanges, exposition au musée du Quai Branly à Paris, du 9 avril jusqu’au 14 juillet.

A voir aussi :
- Les Philippines à Paris, dans le cadre de « Alliances en résonances », du 10 avril jusqu’au 10 mai : concerts, expositions, films, la semaine philippine au musée du quai Branly.
- Manila Vice : un regard sur la création contemporaine philippine au Musée international des Arts modestes (Miam), du 13 avril au 22 septembre 2013.

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