Cette élection singulière est prévue par l’accord de transition arraché au président Ali Abdallah Saleh et imposé à l’opposition en novembre dernier par les monarchies du Golfe. Les Yéménites sont appelés à donner une légitimité constitutionnelle au vice-président Abed Rabbo Mansour Hadi, qui assure l’intérim du président Ali Abdallah Saleh depuis la fin de l’année 2011.
Le terme « référendum présidentiel » aurait été plus approprié, mais la Constitution yéménite ne prévoit pas de transfert de pouvoirs dans un tel cadre. Ce compromis, « très yéménite », s’avère finalement une solution adaptée aux particularismes du pays et permet surtout, « d’éviter au Yémen de sombrer dans l’anarchie ou de suivre le scénario lybien », estime l’ancien doyen de l’université de Sanaa.
Hamid Alawadhi, qui fut également l’un des traducteurs du président Saleh, insiste sur le fait que le pays va pouvoir connaître une « transition politique souple », un cas unique dans les révolutions qui secouent le monde arabe.
La tentation de boycotter cette élection est forte chez les jeunes qui campent toujours sur la place du Changement. Ils ne cachent pas leur amertume et leur sentiment de « s’être fait voler leur révolution » par l’opposition dominée par le parti islamiste, al-Islah qui a su, au fil des mois, prendre peu à peu le contrôle du mouvement de contestation, avant de finir par négocier, au nom des révolutionnaires, l’accord de transition.
« Les chefs de tribus sont plus puissants que les partis politiques »
Les jeunes qui avaient initié la contestation en mars l’année dernière, n’ont pas réussi à se structurer pour former un parti et présenter un candidat indépendant à la présidentielle. « Le Yémen n’est pas prêt aujourd'hui à une véritable transition politique pacifique et démocratique », estime le politologue Abdul-Baki Shamsan. « Les chefs de tribus sont plus puissants que les partis politiques au Yémen », rappelle encore ce professeur de l’université de Sanaa.
« Leur représentation au Parlement a été de plus en plus importante au fil des années alors que celle des femmes par exemple s'est réduite. Le régime de Saleh a volontairement affaibli les partis politiques et renforcé le tribalisme au détriment du développement de la société civile, ce n’est pas étonnant que le pays ne soit pas prêt à une transition pacifique véritablement démocratique ».
En vertu de l’accord de transition, les Yéménites ont deux ans devant eux « pour apprendre » à se préparer à une véritable élection présidentielle. Deux ans pendant lesquels le président Saleh peut encore faire parler de lui. Car, c'est encore une des spécificités de la révolution yéménite : pour l’instant, il n'y a pas de tentative de « nettoyer l'espace politique », d’évincer les responsables de l’ancien parti au pouvoir, comme en Tunisie par exemple.
Le clan Saleh a toujours la mainmise sur l’appareil sécuritaire
Au contraire : « L’accord de transition prévoit que le président redevienne un simple citoyen mais rien ne l’empêche a priori de se présenter à la prochaine élection, et d’ici deux ans, si le peuple yéménite veut élire Ali Abdallah Saleh comme président, rien ne peut s’y opposer ! », explique l’un de ses conseillers, Ahmed al-Soufi, qui n’exclut pas un retour en force de son ancien mentor sur la scène politique à l’issue des deux ans de transition : « Diriger un pays comme le Yémen pendant 32 ans c’est fatiguant, même pour quelqu’un comme le président Saleh. Ces deux prochaines années lui donneront la possibilité de se reposer et au parti de se restructurer et de participer pacifiquement au processus démocratique au Yémen. »
Le vieux raïs, qui est toujours aux Etats-Unis pour recevoir des soins, assure pour l’instant se contenter de vouloir assurer la direction de son parti, le Congrès général du peuple, à son retour dans le pays. Gravement blessé lors d’un attentat contre la mosquée du palais présidentiel en juin dernier, il est probable qu’Ali Abdallah Saleh se contente désormais de tirer les ficelles en coulisse, mais ce sera pour mieux aider « la nouvelle génération » à continuer de jouer un rôle en première ligne. Cette génération, c’est le « clan Saleh », son fils et ses proches qui tiennent toujours les postes clés de l'économie et surtout de l'appareil sécuritaire.
Les révolutionnaires de la place du Changement ont beau menacer de poursuivre la mobilisation et refuser de quitter leur campement de toile tant que les proches du président seront encore au pouvoir, la page de l’ère Saleh ne semble pas prête d’être tournée. Protégée par la même immunité que le président Saleh, son fils et ses neveux, qui ont la mainmise sur l’appareil sécuritaire n’ont de toute évidence pas l’intention de quitter leurs fonctions et leurs privilèges.
Transition périlleuse
Depuis le siège de la garde centrale qu’il dirige, le neveu du président, le général Yahyah ne peut s’empêcher de rire quand on lui parle des accusations de l’opposition qui le tient responsable de la répression et « de crimes contre les révolutionnaires ». Et il ne voit pas ce qui l’empêcherait de continuer de travailler avec le successeur de son oncle.
« Il est vrai que le fait que les membres de la famille du président Saleh gardent leurs postes constitue un danger pour la transition pacifique au Yémen, mais en même temps, leur pouvoir sera plus faible qu'avant les élections », relativise le politologue Abdul-Baki Shamsan. Si certains analystes estiment qu’il sera difficile pour le nouveau président de gouverner sans contrôler totalement les forces armées, Abdul-Baki Shamsan estime qu’aujourd’hui « le plus grand danger vient des "marchands de la mort", de ces hommes d'affaires qui ont tiré profit de la corruption pendant le régime Saleh et qui vont tenter d'entraver les projets de développement et de profiter toujours de la corruption ».
La transition ces deux prochaines années s’annonce périlleuse. La lutte contre la corruption et le népotisme ne sera que l'un des défis du nouveau Yémen que souhaitent construire les révolutionnaires. Si le pays ne redevient pas dans les mois à venir ce fameux nid de serpents sur lequel le président Saleh disait savoir danser.