« A peine Rassoul a-t-il levé la hache pour l’abattre sur la tête de la vieille dame que l’histoire de Crime et châtiment lui traverse l’esprit. Elle le foudroie. Ses bras tressaillent, ses jambes vacillent. Et la hache lui échappe des mains. Elle fend le crâne de la femme, et s’y enfonce. Sans un cri, la vieille s’écroule sur le tapis rouge et noir… » Ainsi débute et finit le magnifique nouveau roman de l’écrivain franco-afghan Atiq Rahimi (prix Goncourt 2008).
Maudit soit Dostoïevski est un pastiche de Crime et châtiment, chef-d’œuvre de la littérature russe et monument des lettres mondiales. Pastiche ambitieux et réussi, qui transpose avec habileté le malaise existentiel de la Russie prérévolutionnaire dans l’Afghanistan contemporain. Reprenant les péripéties et les personnages du modèle russe à son compte, le romancier afghan semble suggérer que le chaos moral et social que traverse son pays aujourd’hui n’a rien d’inédit. Il y aurait une universalité de l’histoire qui se répète d’un pays à l’autre. Hier, la Russie, aujourd’hui, l’Afghanistan, demain...
Francophilie, doublée de l’allégeance monarchiste du père
Atiq Rahimi a quitté l’Afghanistan à l’âge de vingt ans, fuyant la guerre civile et l’occupation soviétique. Il appartient à une famille de lettrés occidentalisés et francophiles. Les enfants font leurs études au célèbre lycée franco-afghan Estiqlal de Kaboul. Lorsque le régime prosoviétique prend le pouvoir après avoir renversé le roi Zahir Shah, la francophilie doublée de l’allégeance monarchiste du père devient suspect. Il est jeté en prison et sa famille doit s’exiler. En 1984, Atiq Rahimi obtient l’asile politique en France.
Le jeune homme s’installe d’abord à Rouen, puis à Paris. Il fait des études cinématographiques, tout en plongeant à corps perdu dans la littérature française. Ses livres de chevet sont L’Amant de Marguerite Duras, mais aussi Les Misérables de Victor Hugo, L’Etranger de Camus... Des lectures qui le conduisent tout naturellement à l’écriture. D’abord en persan, puis directement en français. « La langue française m’a apporté la liberté », aime-t-il dire. Et la gloire, car Syngué Sabour, pierre de patience, le livre qui lui vaut le Goncourt, est son premier roman en français. Toutefois, en 2008, lorsque son roman est primé, il n’est pas un inconnu dans le monde littéraire, car ses trois premiers romans écrits en dari l’avaient fait connaître comme un styliste moderniste, mais au phrasé musical enraciné dans la tradition poétique persane et indienne.
Pour son nouveau roman, c’est dans la tradition littéraire russe que Rahimi est allé puiser son inspiration. Sans doute parce que le nihilisme dostoïevskien sied bien au désespoir des Afghans contemporains, tiraillés entre les seigneurs de guerre féodaux et obscurantistes et les grandes puissances occidentales qui font planer la menace de la guerre totale et exterminatrice. Rapprochant les tourments et les imaginaires des deux sociétés (oriental/occidental, afghan/russe), Atiq Rahimi a construit un texte puissant et ambitieux.
« Je veux donner un sens à mon crime »
Le roman s’ouvre sur le meurtre de Nana Alia, assassinée par le protagoniste qui ne supportait plus de voir cette vieille femme pousser sa fiancée à la prostitution. Or l’assassinat ne vient pas naturellement à Rassoul, cet intellectuel nourri de littérature et d’art. Au moment de passer à l’acte, il se souvient du destin tragique de Raskolnikov, personnage principal de Crime et châtiment accusé d’avoir assassiné une usurière pour quelques kopecks. Il a des scrupules. C’est presque accidentellement que la hache s’abat sur la vieille dame et finit par l’assommer. Depuis, Rassoul dont le personnage a été calqué sur le héros dostoïevskien tourmenté et en quête de rédemption, ne cesse de revendiquer son crime. « Je veux donner un sens à mon crime », proclame-t-il.
Mais dans l’Afghanistan livré au chaos et à la rapacité des puissants, les notions de responsabilité et culpabilité n’ont pas grand sens. Les proches du héros ne comprennent pas son souci d’expier un crime qui n’est pas considéré comme un crime dans une société hypocrite et patriarcale. « La victime est une maquerelle, donc condamnable à la lapidation. » Rassoul dont le nom signifie « Saint-Messager » ne l’entend pas de cette oreille et aspire à la rédemption et au rachat. Il rêve d’un pays où « aucun être n’a encore l’expérience du mal ».
Le dénouement inattendu et romantique sauve le roman de l’exercice littéraire pur et sans objet. Atiq Rahimi quitte l’univers métaphysique dostoïevskien agité par l’angoisse et le pressentiment de la catastrophe à venir, pour les rives des contes et des légendes persanes où les tourments du réel sont adoucis par l’humour et surtout la confiance inébranlable dans les forces et la vitalité du vivant. Le « Saint-Messager » se révèle être un messager de l’espoir !
Maudit soit Dostoïevski, par Atiq Rahimi. Edition P.O.L. 313 pages. 19,50 euros.