« Six milliards de reais dans une campagne, c’était hallucinant », se souvient, étonné, Jean Hébrard, co-directeur du Centre de recherches sur le Brésil colonial et contemporain (CRBC) de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS) et contributeur à la revue Brésil(s). Le chercheur renvoie à la dernière course présidentielle, en 2014, quand l’ensemble des dépenses des candidats a atteint près de six milliards de reais (environ deux milliards d’euros à l’époque). Soit l’équivalent de ce que Donald Trump et Hillary Clinton ont dépensé en 2016.
À l’image des États-Unis, aucune limite de dépenses n’était alors stipulée pour les campagnes électorales brésiliennes. Mais le scrutin du 7 octobre prochain ne suivra pas cet exemple. Le Congrès a approuvé une réforme électorale interdisant notamment le financement des campagnes politiques par les entreprises et en établissant un plafond de dépenses : un candidat à la présidentielle ne peut dépenser plus de 70 millions de reais (environ 16 millions d’euros).
Une législation faite en réponse à l’opération « Lava-Jato » (« Lavage-Express »). Celle-ci a révélé un gigantesque système de corruption touchant toute la classe politique sud-américaine : des entreprises arrosaient les partis contre l’attribution de marchés publiques surfacturés.
Lula a déjà recueilli un demi-million de reais
Pour tenter de combler ce grand vide laissé par les entreprises, plusieurs candidats ont décidé de faire appel aux électeurs par le biais du crowdfunding (campagnes de financement participatif), qui a également été encadré par le Tribunal supérieur électoral (TSE).
L’ex-président Luiz Inácio Lula da Silva a été l’un des premiers grands noms à sauter sur l’occasion. Grand favori du scrutin malgré sa condamnation à 12 ans de réclusion, le fondateur du Parti des Travailleurs (PT) est également le favori des donateurs : au 14 août, il avait recueilli 553 mille reais (environ 125 mille euros) auprès de 6 000 personnes. Le candidat d’extrême-droite Jair Bolsonaro, placé deuxième dans les sondages, n’a, quant à lui, lancé sa plateforme que le 22 juillet. Il a tout de même réussi à recueillir près de 300 mille reais (environ 70 mille euros), auprès de 3 262 personnes, au 14 août.
Teo Benjamin est co-directeur d’O Bando, start-up spécialisée dans le financement participatif politique qui travaille cette année pour l’écologiste Marina Silva, placée quatrième dans les sondages. La campagne de celle-ci compte plus de 210 mille reais (environ 48 mille euros) au 14 août. Il estime « que le crowdfunding politique va recueillir de 20 à 30 millions de reais cette année, tous candidats et postes confondus ».
Un montant bien inférieur au milliard de reais (environ 330 millions d’euros à l’époque, donations occultes exclues) que seulement dix entreprises avaient déclaré avoir donné en 2014 à l’ensemble des aspirants à la tête de l’État. « Nous n’avons pas une culture de la donation assez forte pour que les donateurs parviennent à remplacer les financements des entreprises », explique Marco Antônio Carvalho Teixeira, politologue et professeur à la Fondation Getúlio Vargas. Mais selon lui, ces nouvelles méthodes « permettent à tout candidat de chercher des fonds et cela est important et positif ».
Aide de l’État selon le poids politique
Dans la dernière réforme politique de 2017, le Congrès a également créé le Fonds spécial de financement de campagne (FEFC), chargé de distribuer 1,7 milliard de reais (386 millions d’euros) entre les partis politiques en fonction de leur nombre de législateurs.
« En réalité, c’est une réforme hautement conservatrice qui ne contribue pas au renouvellement politique et crée des obstacles aux nouveaux entrants, analyse M. Carvalho Teixeira. Le temps de campagne a été raccourci, ce qui favorise les candidats déjà connus. Les fonds sont distribués selon le score des dernières élections, le temps de parole suit ce même principe et la manière de distribution et de contrôle de ces fonds ne sont pas encore claires. »
Créditée de 10% des voix, « Marina Silva va avoir seulement 5 millions de reais du fonds, révèle M. Benjamin qui s’inquiète de l’inégalité de cette campagne. Donc pour certains candidats, les vaquinhas [pots-communs – NDLR] sont essentielles ». Le secrétaire national de finances et de planification du PT, lui, réfute toute injustice : « Un parti qui n’a pas de groupe parlementaire ne doit pas recevoir le même montant des partis consolidés, lance Emídio de Souza. Il n’y a pas de déséquilibre, au contraire : c’est la première fois que certains auront 20 millions de reais, alors que jusque-là ils faisaient campagne avec 2 millions. » La campagne de Lula, elle, recevra environ 50 millions de reais (11,35 millions d’euros) du fonds électoral.
« C’est une manière de “fidéliser” l’électeur »
« Je ne vois absolument pas le crowdfunding devenir quelque chose d’important en politique, glisse un membre de la campagne d’Henrique Meirelles, ex-ministre des Finances du président Michel Temer. On va le faire, mais on ne compte pas là-dessus ». Le parti de MM. Meirelles et Temer, le Mouvement démocratique brésilien (MDB), va recevoir 12,5% du FEFC pour l’ensemble des campagnes présidentielle, législative et régionale - soit la plus grande partie du gâteau. M. Meirelles, dont le nom apparaissait dans les Panama Papers, a tout de même annoncé qu’il allait financer de sa propre poche la plupart de sa campagne.
Mais la plupart des partis voient ces « vaquinhas » (pot-commun, en français) autrement. « C’est à la fois une manière de “fidéliser” l’électeur et de remplacer en partie le financement par les entreprises, entre autres, explique Jean Hébrard. Différemment des États-Unis, les vaquinhas à la brésilienne semblent jouer sur le nombre de personnes, ce qui contribue à la fidélisation. » Car les contributions sont limitées à 10% du revenu du donateur. « On veut réengager les Brésiliens, avoue un responsable de la campagne de l’ancien ministre de Lula Ciro Gomes. Car les électeurs sont trop distants du processus électoral. »
Les « vaquinhas », les nouvelles caisses noires des campagnes ?
« Mais est-ce que cette méthode de financement va être une nouvelle version des caisses noires ? se demande Jean Hébrard. Tout est possible. » Selon le quotidien Estado de Minas, le Tribunal supérieur électoral (TSE) a d’ailleurs confirmé être inquiet que ces « vaquinhas » ne soient utilisées comme un outil de blanchiment d’argent, lors d’une conférence le 29 juin.
« De toute façon, le lobbying reste : il a longtemps été une manière déguisée de financer les partis politiques, poursuit Jean Hébrard. Et il n’y a aucune raison pour que ça s’arrête. »
Pour M. Carvalho Teixeira, le fait de plafonner les dépenses est en soi un bon pas pour restreindre la corruption, « mais cela n’arrive vraiment que lorsqu’il y a de la fiscalisation. Il est impossible de savoir s’il n’y aura pas de caisses noires. Ce n’est pas en espérant une pratique spiritueuse et soudaine de la classe politique qu’on aura une diminution de la corruption : [cela arrivera] seulement avec une fiscalisation plus forte », conclut-il.
Le PT, lui, a une deuxième « vaquinha » pour financer les « activités » à Curitiba - où l’ancien président Lula est incarcéré pour corruption et où des manifestations et veilles ont lieu. Celle-ci « a recueilli plus d’un million de reais et n’entre pas dans les comptes de campagne », explique Emídio de Souza avant de changer de sujet. « Le grand problème a toujours été les caisses noires. Le PT y a participé et nous en sommes conscients, dit-il en rejetant toute possibilité de financement parallèle. Ceux qui l’ont pratiqué ont désormais l’opportunité d’empêcher que cette déformation de la démocratie ait lieu à nouveau. »