Le 9 mai dernier, le secrétaire américain à la Santé et aux Services sociaux, Tom Price, est en route pour une réunion organisée au Parlement de l’Etat de Virginie (côte est) sur les prescriptions abusives d’opioïdes. Alors qu’il arpente les couloirs du bâtiment, il est abordé par le journaliste Dan Heyman qui, lui, est plutôt soucieux de savoir si le projet républicain de réforme du système de santé – le fameux « Trumpcare » alors toujours en gestation – couvrira bien les soins consécutifs à des violences domestiques. Ce dernier lui pose la question. Une fois, deux fois, trois fois. De plus en plus fort. Le reporter avait sorti son téléphone portable pour enregistrer une réponse qui ne viendra finalement jamais. Il est en revanche arrêté, et son smartphone confisqué.
Dan Heyman risque aujourd’hui la prison pour « perturbation délibérée du processus gouvernemental ». Son audience doit se tenir à la fin du mois. « Je suis venu au Capitole pour faire mon travail et poser une question, pas pour chercher des problèmes », s’est défendu plus tard le journaliste dans les colonnes du Washington Post.
L’incident, peu médiatisé de ce côté-ci de l’Atlantique, est aujourd’hui soigneusement répertorié, parmi d’autres, dans la base de données baptisée « US Press Freedom Tracker », mise en ligne ce mercredi 3 août à l’initiative du Comité pour la protection des journalistes (CPJ) et de la Fondation pour la liberté de la presse, en partenariat avec une vingtaine d’organisations dont Reporters sans frontières. Une compilation des atteintes à l’exercice du journalisme qui vise autant à alerter l’opinion publique qu'à ne pas laisser ces atteintes impunies, en offrant matière à des poursuites judiciaires.
Une « guerre » et ses victimes
D’aucuns ne seront pas surpris de constater que le décompte commence au 1er janvier 2017, soit peu ou prou au moment de la prise de fonction de Donald Trump. Depuis des mois, la « guerre » - selon la propre expression du président - entre une grande partie des médias du pays et la Maison Blanche fait rage, et les invectives présidentielles ne manquent pas, particulièrement sur Twitter.
« Néanmoins, ce climat de tension avec la presse ne date pas de l’investiture de Donald Trump, précise à RFI Margaux Ewen, directrice de la communication de RSF pour l'Amérique du Nord et les Caraïbes. Dans notre dernier Classement de la liberté de la presse, les Etats-Unis avaient déjà perdu deux places, sur des données collectées en 2016, soit lors de la dernière année de la présidence Obama. [...] Une administration qui avait aussi poursuivi plus de lanceurs d’alerte que toutes les précédentes réunies. » Seulement avec Trump, un palier semble avoir été franchi : « Les agressions physiques contre les journalistes et les arrestations pendant qu’ils posent des questions sont beaucoup plus fréquentes que l’année dernière. »
Ainsi, le nouveau site Internet recense 19 arrestations, 12 cas d’équipements saisis ou endommagés ou encore 11 attaques physiques depuis le début de l’année. Mais des atteintes plus délicates à déceler, comme les refus d’accès ou les interpellations sans détention doivent aussi pouvoir être compilées, « et nous n’avions pas jusqu’ici une base de données accessible pour ce genre d’incident », ajoute Margaux Ewen.
« Le rôle joué par la presse n'est pas sans limites »
Deux jours à peine après le lancement de l’US Press Freedom Tracker, ses initiateurs auront pu mesurer tout le bien-fondé de leur entreprise : lors d’une conférence de presse ce vendredi, le ministre de la Justice Jeff Session, déterminé à en finir avec la « culture de la fuite » en vigueur à Washington, a révélé que le nombre d’investigations lancées contre les individus responsables de la divulgation d’informations confidentielles avait triplé depuis l’arrivée de Donald Trump à la Maison Blanche. Plus inquiétant, il a fait savoir que son administration était en train de revoir sa politique d’assignation des organes de presse afin que ces derniers révèlent leurs sources. « Nous respectons le rôle joué par la presse, mais il n’est pas sans limites. »
Problème, aux Etats-Unis, « il n’y a pas de loi fédérale de protection des sources, rappelle Corentin Sellin, professeur agrégé d’Histoire et spécialiste des Etats-Unis. Un journaliste assigné à comparaître par l’Etat fédéral pour révéler ses sources ne bénéficie d’aucune "loi bouclier". »
Un autre angle d’attaque, toujours sur un plan juridique, vise au durcissement de la législation sur la diffamation par voie de presse, qui est favorable aux médias depuis l’arrêt Sullivan de 1964, précise Corentin Sellin : « Selon cet arrêt, celui qui se plaint de la diffamation doit prouver que l’article dénoncé a été écrit avec une intention maligne, une intention de nuire, ce qui est très dur. Trump veut remettre en cause le standard de "l’intention maligne", arguant que les journalistes inventent leurs informations, et souhaite une législation beaucoup plus favorable au plaignant. »
Arrestations, confiscations de matériel, menaces sur les sources : les motifs d’inquiétudes ne manquent donc pas du côté des défenseurs de la liberté de la presse. Plus encore, ceux-ci craignent que la libération de la parole anti-médias au sommet de l'Etat ne mène à une libération des actes, comme l’agression d’un journaliste du quotidien britannique The Guardian par un candidat au Congrès, en mai dernier, le laisse craindre.
→ A (RE))LIRE : Etats-Unis: un candidat républicain frappe un journaliste et remporte l'élection
De son côté, malgré une dégringolade continue dans les sondages (33% d'opinions favorables début août), le président américain peut encore compter sur l'extrême fidélité de son électorat, toujours aussi sensible à sa posture très offensive à l'égard des journalistes. On est encore loin d'un armistice.