Le 7 février dernier, les sénateurs américains sont réunis en commission pour débattre de la nomination de leur collègue, Jeff Sessions, au ministère de la Justice. Pour justifier son opposition à ce choix, Elizabeth Warren, sénatrice démocrate du Massachusetts, commence à lire une lettre de Coretta Scott King. Il y a trente ans, la veuve du célèbre pasteur noir Martin Luther King l'avait adressée à un juge, alors connu pour ses positions racistes : Jeff Sessions, pressenti en 1986 pour devenir un magistrat fédéral. La commission Justice lui avait finalement barré la route, un fait rarissime.
Mais Warren n'a pas le temps de poursuivre : le sénateur Mitch McConnell, chef de la majorité républicaine, la stoppe, en vertu d'une vieille règle interdisant à un sénateur de s'en prendre à un autre. « Elle a été prévenue. Elle a eu une explication. Pourtant, elle a persisté », déclare McConnell, muselant Warren, qui sort aussitôt de l'hémicycle pour poursuivre sa lecture sur Facebook Live. Une vidéo vue près plus de 12,5 millions de fois.
La décision, jugée misogyne, déclenche une bronca, avec Twitter pour formidable caisse de résonnance: #LetLizSpeak (Laissez Liz parler), piaille le réseau à l'oiseau. « Nevertheless, she persisted » : ces trois mots du sénateur Mitchell deviennent un slogan malgré lui, des T-shirts sont floqués, des centaines de femmes se le font tatouer, des poèmes sont inventés, des stars s'en indignent, etc. « En coupant court à son discours, le Parti républicain a amplifié son message », titre le New York Times.
Juriste éminente, probablement avertie de la règle 19, Warren avait-elle calculé son coup ? En tout cas, si le choix de Jeff Sessions a bien été validé, médiatiquement, Warren a marqué des points. Déjà durant la campagne, elle ne fut pas en reste pour tailler des croupières au milliardaire candidat, prolixe en réflexions sexistes. A l'aube de l'ère Trump, les démocrates semblent avoir gagné un nouveau chef.
L'enfant du Midwest
En matière de joute oratoire, Elizabeth Warren n'est pas une débutante. Bachelière à 16 ans, elle est primée comme meilleure débatteuse des lycées d'Oklahoma, son Etat natal. La même année, sa gouaille lui offre les lauriers d'un concours d'éloquence, et une bourse qui lui ouvre les portes de l'université George Washington.
Une trajectoire remarquable, au regard de son passé familial, ancré dans l'ordinaire de la classe moyenne blanche du Midwest. Destin partagé par des millions d'Américains, y compris dans le basculement. Liz n'a que 12 ans lorsque Donald Herring, son père, est pris d'une crise cardiaque. La spirale est classique : licencié, il devient vendeur de tapis et garagiste, tandis que les ordonnances médicales s'empilent. La voiture est vendue, mais la maison est sauvée des huissiers, grâce à sa femme qui se fait embaucher chez Sears, aux commandes catalogues. Liz met aussi la main à la pâte et, baby-sitter depuis ses 9 ans, elle devient serveuse dans le restaurant mexicain de sa tante.
Au bout de deux années, elle quitte la fac et se marie avec son petit-ami du lycée, Jim Warren, scientifique à la Nasa. A 19 ans, elle met au monde Amelia (qui aura un frère), et reprend les cours. Elle obtient sa licence en pathologie du langage et audiologie de l'université de Houston (Texas) et se consacre aux enfants handicapés. C'est la première diplômée de sa famille.
Amelia souffle ses deux bougies quand sa mère s'inscrit à faculté de droit de Rutgers, dans le New Jersey, où Jim est muté. Le couple divorce deux ans plus tard, et Elizabeth, qui garde son nom de mariage, se remarie à un professeur de droit d'Harvard, Bruce Mann.
Porte-étendard des classes moyennes
Entre 1977 et 1995, l'enseignement occupe la majeure partie de sa carrière, aux universités du Texas, du Michigan, de Pennsylvanie. En parallèle, elle se plonge dans la recherche. Très vite, elle se fait un nom dans le domaine du droit commercial et des faillites, et le surendettement des ménages... Une loi fédérale votée en 1979 permettait aux personnes noyées jusqu'au cou de déposer un recours pour éponger leurs dettes. Certains y ont vu une mesure favorisant un nouveau départ pour des familles ou des entreprises en détresse, quand d'autres ont pointé un encouragement dangereux à contracter des emprunts de plus en plus volumineux. Mais Warren et ses collègues, Jay Westbrook et Teresa Sullivan, se posent une question : quels sont les Américains susceptibles d'en arriver à déposer de tels dossiers ?
Pour y répondre, ils épluchent près de 2 400 dossiers de surendettement déposés aux tribunaux, et interrogent juges, avocats et débiteurs. Les résultats de leurs investigations, publiés en 1989, sont limpides : ce sont les classes moyennes - installées, propriétaires de leur logement pour la moitié - qui sont concernées par la banqueroute. Et non, comme le laissaient croire les présupposés de l'époque, les fraudeurs ou les marginaux. Ces Américains moyens, en couple avec deux salaires et des enfants, familles de funambules tentant de joindre les deux bouts et de rembourser les crédits à la consommation contractés pour payer une scolarité digne de ce nom. Une maladie, un décès, la perte d'un emploi et c'est la chute, sans filet.
Warren, que ce travail « a complètement retournée », règle aussi ses comptes avec ses infortunes enfantines : « Mon père et moi étions tous deux effrayés de devenir très pauvres. Sa réponse à lui, c'était de ne jamais parler d'argent ou de ce qui pouvait arriver s'il nous arrivait d'en manquer. Ma réponse a été d'étudier les contrats, la finance, et surtout, les échecs économiques. » (A Fighting Chance, 2014).
Révélée par une crise à sa mesure
Professeure à Harvard, elle est respectée pour son esprit indépendant et technocratique. Elle se fait la figure de proue de la défense des consommateurs. Son vécu personnel et ses recherches ont affermi son cadre de pensée idéologique. Lorsqu'en 2007, l'empire américain tremble sur ses fondations, Warren est d'autant plus préparée qu'elle dénonçait depuis longtemps le danger des prêts hypothécaires. Les dettes des étudiants, les ménages fragiles, les foyers saisis et abandonnés, les produits financiers dangereux sont des thèmes qu'elle maîtrise parfaitement. Son ennemi, c'est la finance : elle engage un combat féroce pour une réglementation plus sévère du marché, davantage de responsabilité des entreprises et un assainissement global du système bancaire. Elle vilipende les « grandes corporations », les «débiteurs sordides », et les banquiers dont plus d'un, selon elle, « auraient dû avoir les menottes au poignet ». Pour le Time, c'est la « shérif de Wall Street ».
Intellectuelle la plus citée dans son domaine, elle est incontournable pour participer à la réparation des pots cassés. En 2008, on la charge, avec cinq autres membres du Congrès, de superviser l'effort de sauvetage bancaire - plan Paulson (TARP) - de 700 milliards de dollars. Elle est promue dans la foulée conseillère au Trésor des Etats-Unis et assistante de Barack Obama. Le Boston Globe l'élit Bostonienne de l'année 2009 pour « son implication dans la surveillance bancaire » au sein du TARP.
La loi Dodd-Franck de 2010 sur la régulation financière prend en compte un projet qu'elle avait personnellement mûri et achevé : l'agence pour la protection financière des consommateurs (CFPB), visant à protéger ces derniers des généreux distributeurs de cartes de crédit. Mais les républicains refusent qu'elle en prenne la direction.
Enfin, contre les « loups » de Wall Street, la shérif soutient ouvertement le mouvement Occupy Wall Street, et en revendique la paternité (intellectuelle seulement, précisera-t-elle ensuite).
A ce moment-là, Warren est en campagne pour les sénatoriales de 2013. En meeting à Andover, elle livre un plaidoyer qui fera date : « Personne dans ce pays ne bâtit sa richesse tout seul. Personne. Vous construisez une entreprise ? Tant mieux pour vous. Mais soyons clairs : pour transporter vos marchandises, vous empruntez les routes que nous tous avons payées ; vous employez des salariés dont nous tous avons payé l'éducation ; vous êtes en sécurité dans votre société grâce aux policiers et aux pompiers que nous finançons tous... » Le speech fait mouche et Obama en reprendra même certains termes. Elle renverse le républicain Scott Brown de huit points et est élue sénatrice du Massachusetts, le 3 janvier 2013.
Une technocrate en politique
Les diatribes contre Wall Street rappellent celles d'un autre héros du Main Street (Américain moyen) qui dort aujourd'hui à la Maison Blanche. Des rhétoriques idéologiques si voisines qu'au lendemain de l'élection, elle comme Bernie Sanders proposent carrément leurs services à Donald Trump, mis au défi d'appliquer ses promesses. Des promesses de Gascon en réalité, puisque depuis sa prise de pouvoir, le président a signé deux décrets pour détricoter la loi Dodd-Frank, si chère à Warren.
Elizabeth Warren estime que l'Etat fédéral américain est sous l'emprise des banques, qui lui dictent la conduite économique à suivre et imposent son « jeu truqué » - « rigged », un mot-clé dans son vocabulaire qui devait être le titre de son autobiographie. Sa dernière victime : le patron de la mythique banque Wells Fargo, qu'elle pousse à la démission, en septembre 2016.
C'est euphémique de le dire, sa verve énerve beaucoup de monde. Taxée de populisme, elle n'est bonne qu'à « caricaturer les banquiers à coups de pinceaux aussi épais que ceux de Trump pour rabaisser les migrants »(New York Times, 28 octobre 2016). Ses détracteurs raillent une énième élite de Harvard qui vient leur expliquer comment il faut gérer le monde.
Horizon 2020
En avril 2014, elle signe un livre autobiographique, A Fighting Chance (Une Occasion de se battre), qui pour la première fois justifie son combat actuel avec le camp démocrate (elle admet à la même période avoir été proche du Great Old Party républicain jusqu'à la moitié des années 1990). Les spéculations sur sa candidature à la présidentielle se multiplient. Finalement, elle se range derrière Clinton.
La Maison Blanche sans démocrate, le Parti démocrate exsangue, deux figures semblent émerger pour incarner l'opposition. Bernie Sanders, 75 ans, une campagne nationale derrière lui, n'a pas exclu de rempiler, sans étiquette, en 2020. Elizabeth Warren, plus jeune, est restée en retrait. Les deux ont eu une influence majeure sur Hillary Clinton, en la forçant à déporter son message sur sa gauche. Comme le rappelait le Washington Post le 11 novembre, Trump n'avait pas posé le pied dans le bureau ovale, que « les deux champions à gauche de la lutte pour la classe ouvrière rebranchaient leurs mégaphones populistes ».
Warren, 68 ans, continue de tracer sa route, poussée par son camp. « Elle ferait une formidable présidente », a dit Adam Green, un leader progressiste qui l'a encouragée en 2012. En attendant, elle jure de faire la guerre au président et à son équipe. Des discours à connotations racistes ou misogynes aux soupçons de conflits d'intérêts, elle promet de ne rien laisser passer. « La classe moyenne américaine, jadis solide, est aujourd'hui sur la corde raide. Et Donald Trump et son administration semblent déterminés à l'assommer pour de bon », écrit-elle dans son dernier livre. Trump le lui rend bien, qualifiant sa meilleure ennemie de « Pocahontas », un sobriquet en référence à une polémique d'il y a six ans sur ses racines amérindiennes, controversées, qu'elle mettait en avant à Harvard.
Elizabeth Warren s'apprête à siéger à la commission aux Armées. Un poste bourré de dossiers épineux, de la recherche militaire aux délicates relations avec la Russie. Pas vraiment sa spécialité. Pour argumenter, elle rappelle que ses trois frères aînés sont militaires, faisant en quelque sorte valoir ses compétences par procuration. Car ce poste est aussi un tremplin vers le sommet. « Une occasion de se battre », comme elle dit.