La victoire de Trump serait « un désastre pour l’innovation ». Dans une lettre ouverte [en anglais] de juillet 2016, 145 acteurs du secteur américain des nouvelles technologies donnent le ton. Eux qui défendent un pays « ouvert, qui encourage la créativité » s’affichent publiquement contre la campagne « de haine […], de peur » de Donald Trump. Parmi eux, des responsables de Twitter, de Facebook, ou encore d’Apple, qui se prononcent en leur nom propre.
La Silicon Valley, havre californien des entreprises en pointe dans le domaine des nouvelles technologies, s’est massivement rangée derrière Hillary Clinton pendant la campagne de l’élection présidentielle. Selon le Center for responsive politics, les salariés de la Silicon Valley ont donné 60 fois plus à la démocrate qu’au républicain trois millions de dollars américains pour la première, contre 50 000 $ pour le second.
Doléances et desiderata
Après l’élection à la Maison Blanche de Donald Trump le 8 novembre, les entrepreneurs des nouvelles technologies, un peu inquiets, mettent de l’eau dans leur vin. Le 14 novembre, l’Internet Association, qui regroupe les géants du secteur, écrit une lettre [en anglais] au futur président des Etats-Unis. Plus de reproches ou de grandes idées, place au pragmatisme. Facebook, Google, Twitter, Amazon et consort présentent leurs doléances à Donald Trump : faciliter l’immigration pour permettre d’attirer les « cerveaux » de l’étranger, faire tomber les barrières économiques entre les pays, notamment avec l’Europe, pour faciliter les échanges, préserver la neutralité du net… A première vue, tout le contraire du programme protectionniste du candidat républicain.
Quinze jours plus tard, le 29 novembre, nouveau courrier [en anglais] adressé au président élu. La missive est cosignée par 17 associations regroupant des entrepreneurs de tous les domaines de l’industrie numérique (parmi lesquels l’Internet Association). Fabricants des composants d’ordinateurs, concepteurs de logiciels, et autres géants d’internet rappellent la vitalité de leur secteur : mille milliards de contribution à l’économie américaine et près de 6 millions d’emplois directs, à en croire la lettre en question. Et là encore, les signataires ont des demandes : développer les infrastructures technologiques, définir un système fiscal « qui motive l’investissement et la création d’emploi »…
Dernier point de la lettre de ce cartel de l’industrie numérique : « avec plus de gens au gouvernement partageant [notre] vision des choses, nous pouvons réaliser de réels progrès dans [de nombreux] domaines ». Peut-être en vue de l’aider à composer l’équipe qui l’entourera pendant son mandat, les signataires concluent en proposant à Donald Trump de le rencontrer.
Réunion au sommet
Aussitôt dit, aussitôt fait. Le 14 décembre, à la Trump Tower à New York se joue une scène inédite : Donald Trump accueille à bras ouverts les géants américains du numérique. Oubliés leur soutien à Hillary Clinton, les querelles picrocholines de la campagne et les invectives par tweet ou médias interposés. Devant les journalistes, Donald Trump fait la cour aux entrepreneurs : « Je suis là pour vous aider à réussir », assure-t-il. « Nous voulons que vous continuiez à aller de l’avant grâce à des innovations incroyables. Il n’y a personne comme vous dans le monde. »
En face, ils sont une dizaine à parler (ou écouter) au nom de 11 entreprises américaines des nouvelles technologies. Capitalisation boursière cumulée : 2500 milliards de dollars. Les représentants des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon) sont au rendez-vous, tout comme ceux de Microsoft, Cisco, Intel… « Ils étaient curieux. Même si certains se sont opposés à lui pendant la campagne, ils voulaient entendre ce que Donald Trump avait à dire, voir ce qu’il avait dans le crâne », estime Phil Jeudy, spécialiste de la Silicon Valley.
Les responsables de Twitter n’ont pas été invités : l’entreprise est « trop petite » selon l’équipe de Trump, même si les observateurs estiment plutôt que la marque à l’oiseau bleu paye pour ses différends avec le candidat républicain pendant la course à la Maison Blanche.
Presque rien n’a filtré de cette réunion. Des invités, seuls un porte-parole de Cisco et Jeff Bezos, le patron d’Amazon, ont laconiquement évoqué une « rencontre productive ». Fidèle à la proposition qu’il avait faite sur Twitter pendant la campagne – envoyer Trump faire un tour dans l’espace –, Jeff Bezos a profité de la réunion pour offrir au président élu un ticket pour Blue Origin, son programme de voyage spatial. Si les sujets de l’emploi ou de l’immigration ont été abordés selon les équipes de Trump, d’autres sources confirment que la réunion visait surtout à apaiser les tensions nées pendant la campagne.
Nouveaux amis
A la table ce 14 décembre, pourtant, Donald Trump a aussi des amis. Ainsi, Virginia Rommetty, la patronne d’IBM, a écrit personnellement au président après son élection pour lui faire part de sa volonté de collaborer avec le gouvernement, tout en listant des propositions pour orienter sa politique en faveur de l’industrie numérique. Virginia Rometty fait d’ailleurs partie du forum stratégique, composé d’une vingtaine de chefs d’entreprises, qui conseille Donald Trump dans ses choix économiques.
A l’issue de la réunion, les équipes du futur locataire de la Maison Blanche ont annoncé qu’Elon Musk (Tesla, SpaceX) et Travis Kalanick (Uber), tous deux invités à cette rencontre au sommet, intégreraient eux aussi ce conseil spécial en charge des questions économiques. « Ce sont deux boîtes en difficulté. Uber a des problèmes juridiques, et Tesla a du mal à remplir le carnet de commandes », analyse Phil Jeudy, fin connaisseur de l’actualité des industries de pointe aux Etats-Unis. « Ça pourrait les aider à se relancer d’avoir dans leur camp le nouveau président des Etats-Unis. »
D’autres personnes autour de la table ce 14 décembre ont tout intérêt à chercher l’apaisement entre Donald Trump et la Silicon Valley : les enfants du milliardaire, Don Jr, Eric, Ivanka, et le mari de cette dernière, Jared Kushner. Don Jr et Eric sont censés reprendre la gestion de l’empire de leur père, pendant que celui-ci tiendra les rênes du pays. Ivanka Trump et Jared Kushner sont eux bien connus d’un certain nombre de personnalités autour de la table : « Avec les entrepreneurs des nouvelles technologies, ils évoluent dans les mêmes milieux, et investissent dans les mêmes start-ups. » Phil Jeudy en a la conviction : « Si Trump met ses enfants en avant, c’est pour les placer. »
Des conseillers bien renseignés
Durant la réunion, Donald Trump était secondé par son vice-président Mike Pence, mais aussi par Peter Thiel. Le sulfureux fondateur de Paypal, seul véritable soutien du républicain dans la Silicon Valley pendant la campagne, a aujourd’hui rejoint l’équipe de transition de Donald Trump, qui prépare son arrivée à la Maison Blanche.
Autre membre de l’équipe de transition du futur président nommée au lendemain de la réunion du 14 décembre à laquelle elle participait : Safra Catz. La PDG d’Oracle, une entreprise spécialisée dans les bases de données, est donc aussi devenue une proche conseillère de Trump.
Peter Thiel est pour sa part l’un des fondateurs de Palantir Technologies, une société solidement implantée dans les domaines du recueil et de l’analyse des mégadonnées (big data). Palantir collabore très régulièrement avec les services secrets américains, mais aussi français : la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI) vient de signer avec l’entreprise lancée par Peter Thiel un contrat pour utiliser l’un de ses logiciels « capable de traiter le « big data » ».
« Une telle proximité entre des entreprises privées liées au renseignement et le président américain est inédite », observe Olivier Chopin, enseignant à Paris et chercheur à l’EHESS. Pour l’auteur de Renseignement et Sécurité (éd. Armand Colin) le rapprochement de Donald Trump avec les responsables d’entreprises comme Oracle ou Palantir peut présager d’un réchauffement de la relation entre le futur locataire de la Maison Blanche et le monde du renseignement américain. Depuis son élection et en dépit de la tradition, Donald Trump refuse d’assister aux briefings quotidiens de sécurité, et a même mis en doute l’efficacité de plusieurs agences de renseignement.
Mais il se peut aussi que ces conseillers d’un nouveau genre court-circuitent, sur le plan politique, les têtes pensantes des agences de renseignement, « en proposant des analyses et des options stratégiques innovantes, différentes de celles envisagées par les services secrets », poursuit Olivier Chopin. Phil Jeudy, qui côtoie depuis dix ans la Silicon Valley où sont nées les entreprises Oracle et Palantir, a une autre analyse. Pour lui, Peter Thiel et Safra Catz, en se rapprochant de Trump, cherchent « peut-être avant tout à se démarquer, pour préparer une hypothétique carrière politique ».
Preuve s’il en est que, malgré l’échec de la candidate qu’elle soutenait, et l’arrivée au pouvoir d’un milliardaire dont elle ne partage globalement pas les vues, la Silicon Valley a su s’adapter. Reste à savoir si la lune de miel pourra durer.