Elections au Pérou: la population entre satisfaction et frustration

23 millions d’électeurs péruviens sont appelés aux urnes ce dimanche pour élire un président, deux vice-présidents, 130 députés et cinq parlementaires andins. A la suite d’une campagne chaotique, qui a vu le retrait de nombreux candidats présidentiels et l’exclusion de deux autres, le pays est polarisé par le possible retour au pouvoir de l’héritière du clan Fujimori, du nom de l’ancien président Alberto Fujimori, actuellement emprisonné. Quant à la population, elle attend une meilleure répartition des fruits de plus de 15 ans de croissance continue.

De notre correspondant à Lima,

Sur une petite place proche du palais présidentiel, Octavio Mineano regarde avec satisfaction ses chaussures retrouver leur première jeunesse. Maniant brosse et cirage avec un art établi par près de 30 ans de métier, Humberto n’avait que 14 ans quand il a commencé. A l’époque, la crise économique au Pérou était sévère. « Ma mère vendait des pommes au sucre et mon père était au chômage », se souvient-il. « Moi, j’ai eu plus de chance. Avec le chorreo, j’ai pu acheter mon poste de travail pour 300 dollars ».

Le chorreo ou goutte à goutte, c’est la conviction que la croissance du marché et des grandes entreprises privées finira par bénéficier à la population, notamment la plus pauvre. Un processus qui demande quand même beaucoup de patience, regrette le père Hubert Boulanger. Dans sa paroisse de Campoy, dans le quartier pauvre de San Juan de Llurigancho, à l’est de Lima, il a vu s’améliorer lentement le niveau de vie de la population. « Si vous leur demandez aujourd’hui si leur situation économique est meilleure qu’il y a cinq ans, en général ils vous disent oui », note-t-il tout en reconnaissant l’émergence d’une classe moyenne qui n’est pas vraiment riche mais qui n’est plus tout à fait pauvre. Officiellement, la pauvreté ne touche plus qu’un peu plus de 20% de la population.

Une croissance dynamique

Au niveau macroéconomique, le Pérou s’en tire mieux que ses voisins, malgré la baisse du prix des matières premières qui affecte l’activité minière, 60% des exportations du pays. Après 3,3% l’an dernier, son PIB devrait croître de 3,8% cette année, selon la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepal). La région, elle, verra son activité économique se réduire de 0,3% selon le FMI, plombée par les résultats de pays comme le Venezuela ou le Brésil.

Pourtant, ces résultats positifs s’accompagnent d’une frustration croissante d’une partie de la population, les fameux segments les plus pauvres, appelés C, D, E. 40% des personnes sondées en mars dernier souhaitent un changement économique « radical », note David Sulmont, directeur de l’Institut d’opinion publique de l’université catholique à Lima, « 7% de plus qu’en 2011 ». « Encore faudrait-il se mettre d’accord sur le sens du mot changement », modère Hubert Boulanger. « Le gros de la population ne souhaite pas une révolution économique mais simplement de meilleurs services de l’Etat ».

Services publics défaillants

Santé, eau potable, éducation, le bilan de l’Etat dans ces domaines n’est pas satisfaisant, se plaint Leuterio Mendoza. « Les collèges privés sont bons mais chers », indique ce chauffeur de taxi pour qui l’école publique est de qualité « très inégale ». Quant aux hôpitaux publics, « c’est un désastre. Quand tu as un problème de santé, après des heures d’attente, on te donne un rendez-vous mais pour dans deux mois. En cas d’urgence, il n’y aura pas de lit disponible, le service est mauvais et les médicaments hors de prix ». Quant à la justice, inutile de l’espérer « si tu n’as pas d’argent », termine Mendoza.

Dans le quartier chic de Miraflores, Cármen Salaverry partage ce constat mais doute de la capacité de l’Etat à se réformer. « Le socialisme, c’est bon pour l’Europe mais en Amérique latine cela ne marche pas », affirme cette retraitée qui s’inquiète de la montée de la candidate de gauche Véronika Mendoza. L’ancienne député pour la région de Cuzco est soupçonnée à tort ou à raison d’affinités avec le modèle chaviste, traditionnellement utilisé comme repoussoir par les milieux d’affaires et une partie des médias.

Le rôle de l’Etat est toujours polémique, confirme David Sulmont, au vu de ses insuffisances passées. « Il y a cependant une demande pour plus d’Etat, note-t-il : 52% contre 42% lors de la dernière campagne en 2011 ». Ce chiffre ne reflète cependant pas une aspiration à un modèle chaviste, affirme Sulmont. « Simplement, après 15 ans d’un modèle basé sur la promotion des grands projets d’investissement privés, la réduction de la pauvreté a été effectivement très importante mais avec la frustration de ne pas voir l’Etat fournir des services de qualité ».

Remise en cause du système économique ?

En cas de victoire de Keiko Fujimori ou de Pedro Pablo Kuczynski alias « PPK », le modèle économique ne sera pas remis en cause, c’est le consensus général au Pérou. L’émergence de Verónika Mendoza a pourtant relancé un débat sur le modèle économique d’autant plus curieux « que la société péruvienne est fondamentalement conservatrice », note l’avocat et politologue Juan Rabasa.

Pour David Reyes, éditeur de la revue spécialisée Semaine Economique, le système n’est pas vraiment menacé. « Si Verónika Mendoza arrive au pouvoir, ses velléités de changement seront d’abord bloquées par le Congrès », note-t-il. Qu’ils soient fujimoristes ou élus sur les listes de l’ancien ministre libéral Pedro Pablo Kuczynski, les députés partisans du maintien du système seront en effet largement majoritaires dans la future Assemblée, anticipent tous les instituts de sondage. « Si elle maintient un discours considéré comme anti-milieux d’affaires, elle limitera la capacité du pays à attirer des investissements étrangers et diminuera les chiffres de croissance, prévoit Reyes. Ce sera un quinquennat perdu ». Le deuxième tour de l’élection présidentielle est prévu pour le 5 juin 2016.

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