RFI : Au début de votre carrière de peintre, vous étiez aussi musicien et fondateur d’un groupe de blues/punk à New York. Picasso est-il plus blues ou plus punk ?
George Condo : Je dirais que Picasso est plutôt blues, parce que les musiciens blues connaissent très bien leurs instruments tandis que les musiciens punk se situent plus dans une réaction contre la musique.
Vous êtes connu comme un portraitiste qui expose dans le monde entier : du Whitney Museum of American Art au Guggenheim Museum, de la Kunsthalle de Bielefeld au musée Maillol à Paris, jusqu’à la collection permanente du Museum of Modern Art (MoMA). Dans Picasso.mania, une vingtaine de vos œuvres sont présentées, dont Portrait aux formes grises (2013). Qu’est-ce que Picasso vous a apporté que d’autres grands artistes comme Duchamp, Matisse ou Picabia n’ont pas pu vous donner ?
Picasso m’a procuré la sensation que l’art parle de la transformation. Peu importe si vous regardez une œuvre de Vélasquez ou de Manet, Picasso montre comment on peut intégrer cela dans son propre art pour le transformer en quelque chose de différent. Dans mon cas, je souhaite faire avec Picasso, ce que lui avait fait avec tous les autres artistes. Il ne s’agit jamais d’une citation. C’est simplement une référence. Je lui donne une présence, sans utiliser son approche, celle d’entrer dans la peinture ou de faire apparaître les volumes de ses œuvres.
Picasso.mania parle du phénomène Picasso comme une manie. Dans vos œuvres Sexaddict (L’Obsédé sexuel, 1996), The Orgy (L’Orgie, 2004) ou Nude on Purple II (Nu sur fond pourpre II, 2015) vous évoquez aussi des troubles de l’humeur. Picasso, est-ce une addiction pour vous ?
Beaucoup des peintures que j’ai choisies pour l’exposition Picasso.mania font allusion au fait que Picasso, à la fin de sa vie, avait fait le choix d’une peinture obsessive. Il a pris les caractères, dans les œuvres d’autres peintres comme Degas, pour les intégrer dans ses propres toiles. Les personnages dans mes peintures vivent aussi leur propre vie. Ils font tout ce que moi je ne peux pas faire [rires]. C’est pourquoi j’adore être peintre, d’avoir cette possibilité de créer un monde où les spectateurs peuvent vivre. Ils y trouvent leur propre chemin et la possibilité de s’identifier à quelqu’un, de regarder une femme ou d’autres personnes et de se demander : qui sont-elles ? L’un de mes tableaux que vous voyez ici, dans l’exposition, s’appelle : We are who you think we are (Nous sommes qui vous pensez que nous sommes, 2010).
La Picasso.mania signifie-t-elle finalement que nous regardons un Picasso qui n’existait pas, car c’est nous qui avons créé le phénomène Picasso ?
Oui, d’une certaine manière, nous avons créé ce Picasso dans notre tête, à travers nos interprétations, mais c’est aussi lui qui nous a laissé faire cela. Un grand artiste laisse la porte ouverte à l’imagination, il ne ferme pas la porte.
Sur les cimaises (murs) du Grand Palais, vos peintures côtoient celles d’un Jean-Michel Basquiat ou d’un Keith Haring, des artistes que vous avez fréquentés à New York. Avez-vous parlé avec eux de Picasso ?
Oui, on a parlé souvent de Picasso, beaucoup plus avec Keith qu’avec Jean-Michel qui était totalement inspiré par Picasso. Il était fasciné par l’idée qu’un Blanc avait renoué, ravivé et intégré la culture africaine dans son propre travail. Il avait amené le travail d’un Blanc dans le monde des Noirs. Et Basquiat amenait le travail d’un Blanc dans le monde des Noirs avec l’expressionnisme abstrait, une brosse violente, de Kooning, Twombly, des graffiti… Basquiat a pris tout cela pour le traduire dans son propre langage qu’il maîtrisait à merveille. Ce qui est aussi intéressant, c’est que le travail de Picasso ne vous dit rien sur la culture africaine. Il ne vous dit rien sur ce qu’un masque africain signifie. Quand vous regardez les études sur Les Demoiselles d’Avignon, vous remarquez des masques africains, mais cela ne vous dit rien sur l’art africain. Pour le comprendre, il faut étudier l’art africain.
Et où est la Picasso mania dans tout cela ?
La manie que Picasso avait créée, c’est cette idée de retourner des choses, de détourner d’un moment à l’autre, la selle d’une bicyclette en une tête de taureau que vous regardez soudainement comme une œuvre d’art. Mais pourquoi est-ce de l’art ? Cette question est une des choses les plus radicales que Picasso avait lancée. C’est une question que les gens ne se posaient pas auparavant avec Cézanne et les autres.
Dans Picasso.mania, on trouve 100 œuvres de Picasso et plus que 300 œuvres d’autres artistes contemporains, mais ce sont vos œuvres qui « ferment » l’exposition ou plutôt qui ouvrent la porte de cet univers picassien vers l’avenir. Qu’est-ce que l’œuvre de Picasso nous réserve à l'avenir ?
De disposer de ce dernier mur dans l’exposition autour de Picasso représente un grand honneur et une reconnaissance de mon travail artistique jusqu’à aujourd’hui. Quand les visiteurs regardent mes tableaux, j’espère qu’ils se disent que c’est possible de faire de l’art après Picasso, parce que pendant très longtemps, chaque artiste devait se poser la question : oui, mais Picasso avait déjà fait tout cela… Après, on s’aperçoit que des artistes comme Marcel Duchamp avaient également changé le cours de l’histoire de l’art, comme l’avait fait aussi un artiste comme Andy Warhol. Aujourd’hui, je ne suis ni un étudiant de Picasso, ni de Warhol, j’essaie d’être la somme de tous ces artistes, de toutes ces idées et techniques. C’est ça que je souhaite exprimer à travers mon art.
► Lire aussi : Faut-il céder à la «Picasso.mania» au Grand Palais ?
► Lire aussi : Réouverture du musée Picasso : C’est ça la révolution Picasso
► Picasso.mania, exposition au Grand Palais de Paris, du 7 octobre 2015 au 29 février 2016.