Alice Munro, «reine de la nouvelle contemporaine»

Trop de bonheur est la douzième anthologie de nouvelles publiées par Alice Munro, lauréate du prix Nobel de littérature 2013. Un volume de dix textes, lumineux et ironiques, représentatifs de l’univers et de l’art de la Canadienne.

« Je ne me suis pas dit que j’allais être nouvelliste lorsque je me suis lancée dans la carrière d’écrivain, déclarait la Canadienne anglophone Alice Munro en 1986 dans un entretien au New York Times. J’en suis venue aux nouvelles, tout simplement parce que je n’avais pas le temps pour écrire autre chose. J’avais trois enfants à élever. Progressivement, je me suis habituée à ce format. Et aujourd’hui, il serait difficile pour moi de penser le matériau de mon écriture sous un autre format. Je crois que je n’écrirai jamais de romans. »

Alice Munro n’a en effet jamais écrit de romans, mais elle s’est imposée comme la plus grande nouvelliste de langue anglaise, héritière des Tchekov, Maupassant ou Henry James. « La reine de la nouvelle contemporaine » : la formule est de l’Académie suédoise, qui vient de lui attribuer le prix Nobel de littérature 2013, consacrant quarante ans de carrière et quatorze recueils de nouvelles publiés en date. Lors de l’annonce du prix, le jury Nobel a rappelé que Munro était « appréciée pour son art subtil de la nouvelle, empreint d’un style clair et de réalisme psychologique ». Voyons comment cet art se déploie dans un des derniers recueils de la lauréate, Trop de bonheur, publié en avril dernier en français.

Des quêtes au féminin

Le recueil est composé de dix textes d’une trentaine de pages chacun, aux titres brefs et énigmatiques : Bois, Visage, Fiction, Des Femmes… Le titre de l’anthologie est d’emblée révélateur des naïvetés, des déceptions et des quêtes inabouties que les nouvelles racontent. Des quêtes au féminin, car les protagonistes de Munro sont souvent des femmes, des femmes ordinaires en général, parfois extraordinaires comme la mathématicienne Sofia Kovalevskaïa, dont les derniers jours de la vie ont fourni la matière de la nouvelle éponyme qui clôt le volume.

Qu’elles soient ordinaires ou extraordinaires, les héroïnes d’Alice Munro sont des femmes en quête d’amour. Elles se caractérisent par leurs recherches éperdues de leur double amoureux qui devrait être synonyme de bonheur et d’épanouissement. Or, en féministe convaincue, l’écrivain sait que les contes de fée sont remplis de promesses mensongères. Quoi de plus invraisemblable que le final attrape-nigaud « Ils vécurent heureux jusqu’à la fin des temps » ?

C’est précisément dans ce temps d’après le choc jouissif de la rencontre, où les princes charmants se transforment en maris violents (ou en ogres, ou en crapauds) que la nouvelliste situe ses récits, racontant dans une prose élégante et merveilleusement ciselée, le trop-plein de frustrations et de malheurs de ses personnages.

Le volume s’ouvre sur une nouvelle dramatique intitulée Dimensions, représentative de la lutte pour l’émancipation de la femme que donnent à lire les récits d’Alice Munro. A la suite d’une dispute familiale violente, le mari de Dorée a tué leurs trois enfants. Prise en charge par les services sociaux, la jeune femme profondément traumatisée tente de renouer avec la vie. Mais elle ne peut rompre complètement ses relations avec son mari, auquel elle rend visite à l’asile psychiatrique où il est enfermé.

Profitant de la faiblesse de Dorée, celui-ci lui écrit, allant jusqu’à lui faire part de son expérience mystique pendant laquelle il aurait revu les enfants. Morts, ils continueraient de s’épanouir dans une autre dimension. Dorée ne sait que penser de ces élucubrations, mais au lieu de déchirer la lettre, elle décide de retourner voir son mari. Sur la route, son bus renverse un jeune garçon. C’est au chevet de l’accidenté, en s’acharnant à le ramener à la vie en lui faisant du bouche-à-bouche, que Dorée réussit à accepter la disparition définitive de ses enfants, et par là même, à s’arracher à l’emprise masochiste de son mari meurtrier.

Un monde dont les rênes leur échappent

La quête d’émancipation définit les héroïnes de Munro, enfermées dans un monde dont les rênes leur échappent. C’est le cas de la narratrice de la nouvelle Wenlock Edge. Etudiante boursière dans une petite ville, celle-ci partage son appartement avec une jeune mère de trois enfants, abîmée par la vie. C’est en tentant d’aider son amie à échapper à son bourreau que la narratrice a un aperçu de son monde sophistiqué de prostitution de haut vol, où la culture et la cruauté vont main dans la main. Précises et sensuelles, ces pages évoquent le dîner auquel la narratrice est conviée dans un quartier cossu de la ville et où, entièrement nue et jambes écartées, elle doit lire la poésie de A.E. Housman à un vieux vicieux au nom suggestif de « Purvis » !

L’empathie dont elle témoigne envers ses personnages, pris dans les nœuds inextricables de l’existence, a valu à Munro le surnom de « Tchekov de l’Ontario ». Tout comme chez son prédécesseur russe, la compassion de la Canadienne pour ses personnages les plus frustes s’accompagne d’une connaissance profonde de la psychologie humaine.

La nouvelle est devenue, sous la plume de Munro, un formidable outil d’exploration des rapports de pouvoir entre les êtres, de leurs attentes, de leurs désirs. Les récits qui constituent Trop de bonheur ne dérogent guère à la règle. Le lecteur de ce recueil est aussi frappé par la modernité de la narration de la Canadienne, qui repousse constamment les frontières de la nouvelle comme genre centralisé. Elle y fait entrer la pluralité des voix et la prise de conscience postmoderne de l’âme humaine comme un abîme incompréhensible.


Trop de bonheur, par Alice Munro. Traduit de l’anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso. Paris, édition de l’Olivier, 2013. 320 pages. 24 euros.

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