RFI: Comment réagissez-vous à ce prix ?
C’est une grande joie. On s’y attendait sans s’y attendre, finalement. On était très angoissés, avec Isabelle, parce que déjà Perpignan c’est un peu notre chapelle. Donc c’est une reconnaissance de nos pairs, de notre famille professionnelle. C’est un prix qui, pour nous est très, très important et très symbolique.
Vous avez eu d’autres prix au préalable, notamment le World Press 2013, dans la catégorie documentaire interactif. C’est presque plus important pour vous ?
Ce n’est pas plus important. Je pense que ce sont deux prix – dans une carrière de photojournaliste en tous les cas – qui sont très importants, même s’il est vrai qu’on ne fait jamais rien pour obtenir des prix. En tous les cas, en ce qui concerne Alma, on l’a fait parce qu’on sentait vraiment le besoin de le faire et de se poser nous-mêmes des questions sur ce phénomène de violence qui n’est pas si éloigné de notre propre réalité.
Mais en ce qui concerne le World Press, c’est une grande joie. Et c’est vrai que, quand on a commencé ce webdocumentaire, on n’aurait jamais pensé avoir tous ces prix et notamment ces deux-là, qui sont évidemment pour nous les plus importants.
Vous parlez justement, de cette urgence de faire ce travail. Comment est né ce projet de webdocumentaire ?
En fait, il faudrait remonter à toutes mes années au Guatemala. Cela fait plus de quinze ans que je travaille sur ce territoire. Donc c’est un territoire que je connais bien, que j’ai vu évoluer. Pas en bien, malheureusement. J’ai suivi tout le processus de paix, suite à ces trente-six années de guerre qu’a vécu le Guatemala et notamment qui a donné lieu à un génocide contre les populations mayas. Et j’avais envie de comprendre pourquoi ce pays qui avait vécu tant d’années de guerre était retombé dans une autre forme de guerre en temps de paix et qui fait, encore aujourd’hui, autant de victimes que durant le conflit armé.
Le personnage central, et le témoignage central qui portent ce documentaire, c’est celui d’Alma. Donc, une ancienne membre d’un gang extrêmement violent au Guatemala. Comment est-ce que vous êtes arrivé à connaître Alma et à aboutir à ce travail avec elle ?
En fait, quand j’ai essayé de comprendre un petit peu d’où venait cette violence et cette haine qu’il y a dans le cœur de chacun de ces gamins, j’ai commencé à travailler en prison, où étaient enfermés des membres de gangs. Je suis resté cinq mois avec eux, de 9 heures du matin à 5 heures le soir pendant cinq mois, tous les jours, pour essayer de mieux les comprendre, mieux comprendre leur psychologie. Pourquoi des enfants qui, au lieu de jouer au foot, portent une arme à la ceinture et, pour exister, éliminent la vie des autres.
Et au bout de cinq mois, j’ai eu envie d’avoir un autre point de vue, celui d’une femme qui avait choisi ce monde d’hommes, qui avait choisi le monde des plus forts pour éviter de souffrir de la violence des hommes.
Et comment est-ce que vous l’avez rencontrée, donc cette femme ?
J’ai un ami psychologue au Guatemala qui a travaillé avec eux et qui, lorsque je lui ai demandé s’il connaissait une femme membre ou ex-membre d’un gang, m’a aussitôt parlé d’Alma. On s’est donc rencontrés une première fois dans un centre commercial – puisqu’on ne se connaissait ni l’un ni l’autre, et pour des raisons de sécurité il vaut toujours mieux prendre des rendez-vous dans les lieux publics – et il y a eu un effet de coup de foudre, je crois réciproque.
Malgré ce qu’elle a fait, on a du mal à se rendre compte que quelqu’un de beau – c’est vrai que c’est une femme qui est d’une beauté rare – puisse avoir fait autant de mal et avoir perpétré autant de douleur autour d’elle.
Oui, parce que justement, c’est la particularité aussi de ce témoignage. C’est que c’est une femme qui a toutes les facettes, à la fois effrayantes et attachantes.
Voilà. En fait, c’est ce qu’on voulait transmettre, avec Isabelle Fougère. C’est toutes ces ambiguïtés, ces contradictions qu’il y a en chacun de nous. Parce que lorsque j’ai travaillé cinq mois en prison, il est arrivé un moment où j’ai fini par me poser la question : « Et moi, si j’étais né à leur place, si moi aussi j’avais été un enfant battu, abusé sexuellement, si j’étais né dans un bidonville, si j’avais grandi dans une maison en carton sans eau, sans électricité, si je voyais mon père frapper ma mère tous les jours… Qu’aurais-je fait ? »
Et donc, l’évidence de la réponse a fait que j’ai changé aussi un petit peu mon regard sur ce phénomène, sans pour autant justifier les actes monstrueux que commettent ces gamins. Mais je me suis rendu compte que moi-même, j’aurais pu devenir également un assassin. Donc à partir de là, ça commence à devenir intéressant.
Et donc quand Alma nous raconte son histoire, c’est un petit peu ça que l’on retrouve et c’est un petit peu ça que je voulais retrouver (pour) un peu perturber la personne qui allait regarder le témoignage d’Alma et l’écouter. C'est-à-dire au final, de ne plus savoir quoi penser d’elle. Si c’est un monstre, si c’est une victime, s’il faut avoir de la compassion, s’il faut ressentir du rejet vis-à-vis d’elle.
Et donc, ce sont toutes ces ambiguïtés qu’on avait envie de transposer à travers le webdoc, sans pour autant donner une réponse claire. C’est à chacun de nous, par rapport à notre propre vécu et nos propres expériences personnelles et émotionnelles qu’on se fait ou pas une idée, et de la situation et d’Alma.