RFI : Comment se déroule la situation au quotidien à Port-au-Prince ?
Emmanuel Rink : Chacun a tous les jours une histoire qui l’a touché directement. Certains n’ont pas pu sortir du week-end parce qu'il y avait des échanges de tirs entre gangs autour de leur quartier, dans tous les sens. D'autres n'ont plus d'électricité depuis 15 jours, puisque la centrale électrique elle-même a été pillée par les gangs, avec le personnel menacé. D'autres encore ont des blessés, voire connaissent des gens qui se sont faits kidnapper. D'autres enfin vivent une mise en coupe réglée par les gangs, qui envoient des demandes de taxation, sorte d'impôts officieux dans les quartiers. Ils demandent à chaque propriétaire ou à chaque habitant de payer un certain montant, au risque de se faire violenter s'ils refusent. C'est un peu le quotidien, je crois, de tous ceux qui vivent à Port-au-Prince. C'est très difficile.
Sans faire un classement du pire, cette situation haïtienne se rapproche-t-elle de terrains que vous connaissez ailleurs ou est-elle totalement inédite ?
Solidarités International intervient dans 23 pays, qui sont à peu près tous des pays en guerre à l'heure actuelle : l'Ukraine, l’Afghanistan ou le Nigeria. Nous avons environ 90 bases dans le monde. Effectivement, pour Port-au-Prince, c'est sans doute dans le top 3 ou le top 5 des bases les moins sécurisées où nous opérons, et la barre est quand même placée assez haut ! Donc c'est très compliqué, nous sommes vraiment dans une intensification de la crise, et déjà dans une crise humanitaire majeure.
D'ailleurs, une prise de conscience a lieu dans le secteur humanitaire, avec une montée des moyens de réponse. Un certain nombre d'ONG, dont la nôtre, ont augmenté leurs moyens humains et financiers. Nous nous inscrivons malheureusement dans une crise humanitaire majeure, donc il est difficile de voir à court terme ce qui pourrait inverser la tendance.
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À quoi l'activité humanitaire se heurte-t-elle ? Est-elle entravée dans sa volonté d'action ?
Là est le paradoxe. Nous souhaitons d’un côté augmenter notre capacité de réponse pour des besoins qui sont de plus en plus forts, de plus en plus intenses et étendus. Mais de l’autre, nous sommes limités par cette violence quotidienne. Chaque mouvement doit donner lieu à une gestion très serrée de la sécurité, doit être validé. Nous les annulons, nous les autorisons, cela peut changer d'heure en heure, nous devons nous maintenir au courant en permanence.
Tout cela entrave nos mouvements. Nous-mêmes, nous avons réduit nos plages horaires de travail, puisque le risque de kidnapping est très fort et se concentre davantage sur certaines heures que sur d'autres. Donc, tout cela crée un environnement extrêmement compliqué pour les humanitaires, avec des collègues nationaux aussi qui, parfois – on le comprend – ont peur dans leur quotidien, que ce soit au travail, mais évidemment aussi chez eux.
De ce que vous avez constaté sur le terrain, parmi vos équipes et parmi les autres membres d'ONG humanitaires, la note est-elle à l'optimisme malgré tout ?
Le pessimisme est fort. C'est ce qui m'a frappé en rencontrant tout un ensemble d'interlocuteurs clés, que j'avais déjà vus pour certains il y a quatre ans. Il existe un très fort pessimisme de tous nos collègues haïtiens – et de tous nos collègues internationaux aussi. Difficile de voir pas à court terme d'où la lumière va venir.
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