Fusils en joue, camouflés dans des branchages, en parfait silence, de jeunes Africains avancent sur la pointe des pieds. Pour ces comédiens, c’est du jeu : ces garçons et filles jouent dans une nouvelle pièce qui raconte la saga de centaines d’enfants namibiens, les plus jeunes âgés de trois ans, qui ont été envoyés en République démocratique allemande à partir de 1979.
Mais ce n’est pas que du jeu : quelque 440 petits Namibiens ont effectivement dû ramper et marcher en pleine forêt et en pleine nuit dans le cadre d’une formation politique et « prémilitaire » destinée à faire d’eux de bons communistes.
Ces jeunes acteurs sont d’autant mieux placés pour le savoir que ce sont les fils et les filles de ces anciens élèves, aujourd’hui quadragénaires. Oshi-Deutsch, une création namibienne et allemande, est un récit tragi-comique sur le courage et la résilience de ces enfants, embrigadés malgré eux dans la lutte de libération de la Namibie, alors occupée par l’Afrique du Sud. La pièce ne fait pas l’impasse toutefois sur leur chagrin, eux qui ont été privés de voir leurs parents pendant plus d’une décennie.
« La politique et l’histoire sont au cœur de leur histoire, mais c’est le côté humain, vraiment humain, que j’essaie de mettre en lumière », souligne la Namibienne Sandy Rudd qui a fait équipe avec l’Allemand Gernot Gruenewald pour raconter cette saga.
Une pièce en forme de reportage
Dans l’esprit du théâtre documentaire, ce texte sans auteur s’appuie sur des extraits de documents d’archives et d’entretiens réalisés avec d’ex-élèves et des enseignants à la retraite. Sur scène, les acteurs, chacun muni d’un casque, répètent les témoignages à la manière d’« amplificateurs humains », dixit la comédienne Rébecca Marie Mehne.
Truffés de mots d’enfant, les souvenirs d’enfance remontent à la surface, empreints d’une poésie un rien mélancolique. On se rappelle la neige, qui bouleversa plus d’un petit Namibien atterrissant à Tempelhof, l’aéroport de Berlin-Est. L’un d’eux explique que, dans le camp de réfugiés où il avait vécu jusqu’alors, il n’avait jamais rien vu d’aussi blanc – à une exception près : « Je croyais que c’était du sucre ! Et j’ai commencé à crier : " Attention ! Ne marchez pas sur le sucre ! " »
Une jeune fille se rappelle, quant à elle, ses premières impressions du château, près de Gustrow, à 200 kilomètres au nord de Berlin-Est, qui allait devenir son pensionnat : « Je me souviens de m’être forcée à garder les yeux grands ouverts de crainte que le château ne disparaisse si je les fermais.»
Leur présence en République démocratique allemande répond pourtant à des impératifs politiques, voire militaires. Dans l’espoir que la Namibie, une ex-colonie allemande, rejoigne un jour le bloc socialiste, l’Allemagne de l’Est soutient la Swapo (Organisation du peuple du Sud-Ouest africain). Ce mouvement de libération lutte pour la fin de l’occupation sud-africaine, laquelle remonte à 1915. Cette dernière est si fortement ancrée dans les esprits, à Pretoria, que le régime d’apartheid assimile la Namibie à une « cinquième province sud-africaine ». Cette occupation se poursuivra jusqu’à l’écroulement du Mur de Berlin, en 1989, et l’indépendance de la Namibie, l’année suivante.
C’est dans ce contexte que le régime d’Erich Honecker arme et finance les insurgés. Il leur envoie des médicaments et des médecins. Des milliers d’enfants namibiens seront envoyés dans le Bloc soviétique, notamment à Cuba, en Tchécoslovaquie et en Allemagne de l’Est.
Des États voisins comme l’Angola et la Zambie, qui militent contre l’apartheid en vigueur en Afrique du Sud, accueillent des milliers de réfugiés namibiens sur leur sol. Mais ces pays sont considérés comme peu sûrs : des centaines de réfugiés namibiens ont péri, en 1978, à Cassinga, dans le sud de l’Angola, dans un bombardement par l’Afrique du Sud.
Le metteur en scène Gernot Gruenewald – la quarantaine dégingandée – n’était pas né quand le Mur de Berlin a été érigé (en 1961). Pour raconter la saga des enfants namibiens en Allemagne de l’Est, il a dû se plonger dans les archives est-allemandes, aujourd’hui « déclassifiées ».
Ces jeunes devaient former une avant-garde socialiste sur laquelle l’Allemagne de l’Est espérait s’appuyer. « Il y a des considérations humanitaires, bien sûr, mais [la RDA] ne perd jamais de vue qu’elle pourra un jour les influencer », explique Gernot Gruenewald.
Une formation « prémilitaire » peu appréciée des enfants
La formation de ces jeunes, qui ont chacun un matricule (lequel figure sur chacun de leurs vêtements), comprend un entraînement « prémilitaire ». Peu apprécié des enfants. D’autant plus que ces petits, dans bien des cas, ont grandi dans des zones de combat. Comme à l’époque où ils vivotaient dans des camps de réfugiés, le simple bruit d’un avion les fait fuir. En Allemagne de l’Est, il faudra leur expliquer qu’ils sont en sécurité en Europe…
Des éducateurs leur apprennent, malgré tout, à marcher au pas à partir du garde-à-vous. Ils les initient au maniement des armes (avec des fusils de bois). Ils leur apprennent les rudiments de la survie en forêt. « Une nuit, j’ai eu très peur, relate une jeune fille citée dans la pièce, et j’ai commencé à prier Jésus. " Tu pries? ", m’a dit l’éducateur. " Il n'y a pas de Dieu ici ! " Et – paf ! – je me suis pris une gifle. »
Leur éducation dans une « démocratie populaire » officiellement athée leur laissera des souvenirs parfois doux-amers. Surtout lorsqu’il est question des éducateurs africains, plus sévères que les enseignants allemands. « Si l’éducateur ne savait pas qui avait fait un mauvais coup, tous les enfants étaient giflés », se rappelle une élève.
Mais l’absence de leurs parents est plus douloureuse encore. Naita Hishoono, une des Namibiennes interrogées pour la pièce, a dû quitter ses parents à l’âge de cinq ans. Elle les a revus neuf ans plus tard lorsqu’elle a été renvoyée en Afrique après l’écroulement du Mur de Berlin. « Ils m’ont manqué du début à la fin, confie-t-elle à RFI. Quand je les ai revus, à l’âge de 14 ans, je ne les ai pas reconnus : ils étaient devenus des inconnus pour moi. »
Le slogan « l’indépendance ou la mort » était emblématique de l’époque. En acceptant d’envoyer leurs enfants en Allemagne de l’Est, les familles les ont-ils « sacrifiés » pour l’indépendance de la Namibie ? Le comédien namibien Ndinomholo Ndilula, qui fait partie de la distribution, n’est pas loin de le penser – et d’être d’accord. « Vous pouvez vivre avec vos enfants à côté de vous, dit-il. Mais si vous ne pouvez pas vivre librement, si vous ne pouvez pas leur donner ce que vous souhaitez… Donc, oui, je comprends leur point de vue. Il faut faire des sacrifices pour que, une fois la liberté conquise, la vie puisse reprendre normalement – en famille. »
Dans leur petit monde, ayant peu de contacts avec des Allemands de leur âge, il arrivait à ces Namibiens de parler entre eux un allemand teinté d’oshivambo, une langue de la Namibie. Le nom de ce créole, Oshi-Deutsch (qui a donné son nom à la pièce) souligne la double culture, la double appartenance, de ces jeunes.
Elle sera mise à mal dès la chute du Mur. Aux abords du château, des villageois leur reprochent d’être les chouchous du régime communiste désormais honni. Des insultes racistes fusent. Les jeunes Namibiens découvrent, incrédules, la xénophobie.
Le difficile retour au pays
En août 1990, cinq mois après la proclamation de l’indépendance, ils reprennent l’avion, cette fois-ci pour la Namibie. Le racisme, là aussi, est au rendez-vous. Dans les rangs de la minorité blanche, tous n’acceptent pas la fin des privilèges que supposait l’apartheid. « Tous disent que le vrai racisme, ils l’ont connu en Namibie, rapporte Marie Senf, une femme de théâtre allemande qui a interrogé de nombreux anciens élèves. On était à la fin de l’apartheid et ces Blancs n’avaient jamais vu de Noirs aussi sûrs d’eux – et s’exprimant dans un parfait allemand. Ce qu’on leur reprochait peut-être surtout, c’était leur confiance en eux. Ces jeunes-là avaient l’habitude de donner leur avis et ils le faisaient dans un allemand encore meilleur que celui de la minorité allemande ! »
Beaucoup de ces enfants, du moins ceux qui n’étaient pas orphelins, n’avaient pas vu leurs parents depuis une décennie. En débarquant en Namibie, on leur a présenté de parfaits inconnus, leur expliquant : « Elle, c’est ta mère ; lui, c’est ton père. »
C’est ce qui est arrivé à Naita Hishoono, qui a dû renouer avec des parents oubliés et un pays méconnu. « Du jour au lendemain, dit-elle, je me retrouvais dans un pays qui était censé être le mien, mais je n’avais pas du tout le sentiment d’être Namibienne. » L’adolescente qu’elle était mettra huit ans à se réconcilier avec ses géniteurs et son premier pays.
Pour plusieurs, comme le rappelle la pièce de théâtre, le choc culturel est rude. Certains deviendront enfants de la rue ou toxicomanes. D’autres réussiront, toutefois, à se faire une place au soleil.
Naita Hishoono dirige aujourd’hui l’Institut namibien pour la démocratie, une ONG qui prône, pour la Namibie, une plus grande égalité. Elle n’hésite pas à faire le rapprochement entre les valeurs que ses enseignants allemands et éducateurs allemands lui ont inculquées, enfant, et son travail actuel.
Indépendante depuis des décennies, la Namibie reste l’une des sociétés les plus inégalitaires au monde. Naita Hishoono est la première à le regretter.
« Je crois, encore aujourd’hui, à la justice et à la solidarité, dit-elle. Je constate cependant que mes anciens éducateurs, eux, semblent avoir oublié ces valeurs… Je ne me gêne pas pour leur rappeler : c’est comme ça que vous m’avez élevée ! Il est inadmissible, alors qu’on a enfin un gouvernement noir en Namibie – un gouvernement qui s’est battu pour ce pays – de ne pas venir en aide à ceux qui en ont le plus besoin. »
C’est le genre de propos qui suscite la fierté de sa première enseignante allemande, aujourd’hui à la retraite. Naita Nishoono la considère comme sa seconde mère. Ce qui n’empêche pas cette dernière de pester contre sa fille « adoptive ».« Elle me dit encore : " Mon enfant, ne pourrais-tu pas te presser un peu, être plus ponctuelle ? " Vous savez comment sont les parents… A leurs yeux, on reste toujours un peu enfant. »
Après la chute du Mur, il n’a plus jamais été question pour la Namibie de rejoindre le bloc de l’Est. Si la Swapo est encore aujourd’hui dirigée par un Politburo et un comité central (comme l’étaient naguère les partis communistes), elle est désormais affiliée à l’Internationale socialiste.
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