André Brink: «Je suis né sur un banc du Luxembourg»

Après Nadine Gordimer, c’est un autre monstre sacré des lettres sud-africaines qui tire sa révérence. André Brink, décédé à l’âge de 79 ans, avait fait de sa plume une « arme miraculeuse » contre le racisme et l’apartheid.

Avec la disparition d’André Brink ce 7 février, l’Afrique du Sud vient de perdre l’un de ses plus grands écrivains. Romancier, essayiste, universitaire, l’homme était aussi un immense connaisseur de la littérature mondiale et traducteur lui-même de Cervantès et de Camus. Il avait écrit son premier roman en afrikaans en 1958, et depuis il avait publié une quarantaine de livres, dont des romans, des essais, des pièces de théâtre, des livres de voyage et des mémoires.

Les romans les plus connus d’André Brink Au plus noir de la nuit (1973) et Une Saison blanche et sèche (1980) sont des chefs-d’œuvre de la littérature réaliste et engagée qui ont contribué à la prise de conscience en Afrique du Sud et dans le monde entier de l’inégalité institutionnalisée de la société sud-africaine sous l’apartheid. Ces récits sont d’autant plus poignants que leur auteur était lui-même issu de la communauté afrikaner qui avait institué l’apartheid comme système social et politique.

Milieu fermé et traditionnel

Dans ses mémoires, Mes bifurcations (Actes Sud), parues en français en 2009, André Brink a raconté comment, nourri depuis sa plus tendre enfance des mythologies concernant la supériorité raciale de sa communauté, il a très tôt pris conscience des injustices du régime d’apartheid mis en place par les Afrikaners et en est devenu l’un de ses critiques les plus virulentes. André Brink était né en 1935 dans l’Etat libre de l’Orange. Sa famille, d’origine danoise et hollandaise, s’est installée en Afrique du Sud au XVIIIe siècle. Son père était magistrat. Son enfance et son adolescence se sont déroulées dans le milieu fermé et traditionnel des Afrikaners de province.

Enfant, André Brink vouait une admiration infinie à son père qui incarnait à ses yeux la force, le bien et surtout la justice. L'une des pages les plus émouvantes des mémoires du romancier défunt est celle où il raconte le désenchantement qui fut le sien lorsqu’il s’est rendu compte que la justice que son père incarnait était une justice partiale. Il en a pris conscience lorsqu’un « étrange homme noir » s’est présenté chez eux, ses habits en lambeaux et la tête en sang. L’homme avait été violemment tabassé par son employeur blanc. Il était allé porter plainte au commissariat, mais les policiers l’avaient jeté dehors, après l’avoir battu à leur tour. Il était alors venu frapper à la maison du juge, espérant y trouver secours et justice. Or, sans même écouter son récit jusqu’au bout, le juge lui conseilla de retourner voir la police. Le choc causé par cet événement sera le début de la prise de distance du jeune André par rapport à sa famille.

Mais la véritable rupture d’avec l’idéologie afrikaner de supériorité et de domination eut lieu lorsqu’André Brink vint en France faire des études supérieures, à la fin des années 1950. Les deux années qu’il passa à Paris lui suffirent pour se débarrasser de toutes ses « certitudes » et de toutes ses « convictions ». Il était encore étudiant à Paris au moment du massacre de Sharpeville, le 21 mars 1960. La police avait tiré sans sommation sur des manifestants noirs, faisant 69 morts et 200 blessés. « Je suis né sur un banc de Luxembourg, à Paris, au début du printemps 1960 », écrira-t-il plus tard.

Censure et reconnaissance

Le romancier a consacré plusieurs pages de ses mémoires à ses premiers séjours à Paris et à ses écrivains, notamment à Camus et au mouvement existentialiste, qui avaient ouvert les yeux du jeune Afrikaner naïf qu’il était sur la réalité du monde. Les auteurs français qu’il a découverts à cette époque lui ont aussi donné le goût de la littérature qui est devenue rapidement la principale arme de combat de Brink contre la politique de l’apartheid.

André Brink a souvent expliqué que ce sont les événements de mai 68, auxquels il a assisté en tant que spectateur, qui l’ont persuadé de la nécessité pour un individu - à fortiori pour un écrivain - d’assumer ses responsabilités dans sa société. C’est ce qu’il a fait à partir des années 1970 lorsqu’il est revenu définitivement en Afrique du Sud. Il a rejoint le mouvement des jeunes écrivains (Die Sestigers) qui s’étaient distingués par leurs révoltes contre les thèmes et les structures éculées de la littérature de langue afrikaans. Leurs œuvres ont renouvelé les lettres sud-africaines en les inscrivant résolument dans la mouvance de la contestation politique et sociale.

Un groupie nommé Mandela

Comme on peut l’imaginer, ces écrits n’étaient pas toujours du goût de l’establishment blanc. Sous le régime de l’apartheid, les livres de Brink ont été régulièrement saisis par la censure. Son roman Au plus noir de la nuit fut le premier roman écrit en afrikaans à être interdit en Afrique du Sud. Cette interdiction conduisit Brink à lui-même traduire ses romans en anglais pour trouver à l’étranger l’audience qu’on lui refusait dans le pays. Paradoxalement, ce fut le début de la reconnaissance pour cet auteur qui sut trouver sa voix en mêlant dans ses récits la force du réel et le souffle de l’idéalisme contemporain.

Traduite en une trentaine de langues, l’œuvre de Brink a été distinguée par de nombreux prix dont le prix Médicis étranger pour Une saison blanche et sèche en 1982. S’il n’a pas reçu le prix Nobel contrairement à Nadine Gordimer et John Coetzee, deux éminents auteurs sud-africains de sa génération, il eut le bonheur de compter parmi ses groupies un certain… Nelson Mandela, qui avait confié au grand écrivain que la lecture de ses romans avait définitivement changé sa manière de voir le monde !

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