Sur le plan stratégique, la crise Sud-Soudanaise tombe à pic pour le voisin Soudanais. Les rebelles du SPLM-N dans les régions méridionales, qui reçoivent du matériel en armes et en véhicules du Soudan du Sud, risquent de se trouver lésés par l’évolution des priorités internes du Soudan du Sud. Selon Harry Verhoeven, spécialiste du Soudan qui enseigne la politique africaine à l’université d’Oxford, si la crise Sud-Soudanaise devait durer, l’armée soudanaise pourrait profiter de la situation pour lancer des offensives dans les régions sud du Soudan.
Sur le plan économique, si le pétrole, majoritairement puisé au Soudan du Sud, devait cesser de couler à cause des combats, l’économie soudanaise, déjà mise à mal, pourrait se trouver de nouveau affectée. Dans le cas de nouvelles hausses trop importantes, un analyste européen du dossier soudanais n’exclut pas la possibilité de nouvelles émeutes. En septembre, déjà, c’est la hausse des prix, et notamment celui du carburant, qui avait entrainé le plus grand soulèvement populaire depuis l’accession d’Omar el-Béchir au pouvoir en 1989.
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Mais l’opposition soudanaise, en particulier les mouvements armés, pourraient pâtir des évènements du Soudan du Sud. Les rebelles non-arabes sont d’ordinaire présentés par le gouvernement comme mus par une haine ethnique et brandit la perspective de miliciens envahissant Khartoum pour s’en prendre à sa population, majoritairement arabe. Si la violence des forces de l’ordre en septembre avait décrédibilisé l’image d’un gouvernement vu comme un moindre mal, l’essor des violences ethniques au Soudan du Sud pourrait, selon Harry Verhoeven, abonder dans le sens d’une préférence pour le statu quo.
Etalages de force à Khartoum et Paris
Depuis les manifestations de septembre, la tension reste palpable à Khartoum. Le 3 décembre, 7 000 membres des NISS (National intelligence and security services), une unité gouvernementale connue pour ses arrestations arbitraires et son usage de la torture, défilaient dans la capitale. Pour le vice-député des NISS, le major-général, Salah al-Tayeb, il s’agissait d’envoyer le « message clair » que les forces soudanaises s’apprêtent à écraser l’insurrection rebelle l’été prochain. Selon al-Tayeb, les soldats des NISS suivent actuellement un entrainement spécial destiné à « instituer les directives du président pour établir la sécurité et la stabilité dans le pays ». Le 3 décembre également, un groupe dissident du parti au pouvoir déclarait avoir créé son propre parti.
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En novembre, c’est par la diplomatie que les leaders du Front Révolutionnaire Soudanais (FRS), l’organe fédérateur des milices rebelles, avaient choisi de se démarquer en rencontrant des dirigeants et députés européens. Interrogé à l’issue de cette visite, Yasir Arman, chef de la milice SPLM-N et chargé des relations externes du FRS, avait même confié à RFI avoir discuté « ces derniers jours » avec des réformistes menant un mouvement de fronde au sein du Parti du Congrès National (PCN), le parti au pouvoir. Ceux-ci auraient certifié être « prêts à signer un accord avec le FRS et à participer à un soulèvement pacifique ».
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Le 24 décembre, un groupe de jeunes activistes à Khartoum a formé un gouvernement virtuel qui s’exprimera à travers les réseaux sociaux pour diffuser et rendre tangibles ses propositions de réformes. Chez les activistes, comme chez les factions armées, l’heure est donc à l’affirmation de leur potentiel d’organisation et à la construction d’un projet politique crédible, deux éléments qui leur ont longtemps fait défaut.
Une agressivité croissante
Apres les évènements de septembre - lors desquels le président avait cautionné la répression d’une ampleur inédite au sein même de la capitale contre des gens parfois aisés, « arabes » comme lui et enclins au statu quo -, le président el-Béchir avait pourtant tenté de calmer le jeu. Affaibli, gangréné par des rivalités internes, il promet depuis mi-novembre des reformes structurelles massives. Début décembre, il a également procédé à un remaniement ministériel, qui a notamment coûté son poste de conseiller présidentiel à Nafie Ali Nafie, figure centrale du parti au pouvoir et ancien chef des NISS, détesté par une large part de la population.
Les efforts pour apaiser l’atmosphère à Khartoum et gagner du temps n’auront pourtant que peu duré. Le 13 novembre, le ministre soudanais de la Défense, Abdelrahim Mohamed Hussein, disait vouloir « en finir avec les mouvements rebelles ». Le 2 décembre, Mustafa Osman Ismail, le membre du gouvernement en charge de l’est du pays, a publiquement traité de « faux » un rapport de l’International Crisis Group, signalant un possible nouveau conflit dans l’est du pays, la région la plus touchée par la pauvreté. A présent, cette attitude agressive ne fait que renforcer l’impression d’un régime à bout de souffle et d’une velléité de confrontation qui discrédite les rares tentatives d’accalmie.
Côté rebelles : négociations en monologue et « pacifisme » armé
S’ils se disent prêts à surmonter leurs différences face à leur « ennemi commun », les membres du FRS ne sont pourtant pas enclins aux compromis avec Khartoum. Le 10 novembre, l’organisation démentait la rumeur d’éventuelles négociations en Allemagne sur la nouvelle constitution. Interrogé fin novembre à Paris, Yasir Arman, a affirmé que « même si nous préférons une transition pacifique vers un régime démocratique, nous refusons d’abandonner les armes ». Sur la compatibilité des projets des mouvements armés et de ceux de la société civile, Arman terminait ainsi : « Ils sont pacifiques, nous sommes armés. Nos rôles sont complémentaires. »
Lors d’une autre interview, Abdel Wahid el-Nour, le leader de la milice darfourienne SLA-Abdel Wahid, est même allé plus loin : si le gouvernement usait encore de la force contre des manifestants à Khartoum, les rebelles seraient « prêts à entrer dans la capitale pour leur prêter main forte ».
Une position qui rappelle celle du Mouvement pour l’Egalité et la Justice (MEJ), un groupe rebelle islamiste mené par Jibril Ibrahim qui opère au Darfour. En 2008, son frère Khalil, alors à la tête du MEJ, avait tenté de pénétrer Omdurman, dans le Grand Khartoum. Depuis l’assassinat de Khalil en 2011, Jibril n’a jamais caché son désir de vengeance. Il y a un mois, le MEJ et le SLM-Minni Minawi, un autre groupe darfourien dont beaucoup de constituants appartiennent à la tribu Zaghawa, condamnaient l’initiative du président tchadien Idriss Déby visant à convaincre la communauté Zaghawa de rendre les armes en vue d’une solution pacifique pour le Soudan.
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Ainsi, les rebelles seraient donc prêts à négocier, mais entre eux. Et, s’ils prônent une transition pacifique, des discussions plus poussées révèlent immanquablement une tendance vers le recours aux armes. Le gouvernement, lui, semble avoir pris conscience de la situation : pendant les manifestations de septembre, plusieurs dirigeants ont envoyé leurs familles à l’étranger, au cas où la révolte dégénèrerait.
Depuis quelques jours, la dégénérescence de la crise sud-soudanaise change la donne : l’accroissement du nombre de morts, de blessés et de personnes déplacées en l’espace de quelques jours ne saurait encourager le soutien d’un soulèvement par la force. Mais les efforts de mobilisation pacifique de l’opposition activiste, politique et armée pourraient témoigner d’une réelle capacité d’organisation et de coordination.
Reste à savoir jusqu’où les différentes parties sont enclines aux concessions. Selon un expert européen, el-Béchir est actuellement dans la même situation que Moubarak six mois avant la révolution égyptienne : négocier avec l’opposition, rebelle comme politique, est devenu une question de survie.