Depuis près d’un mois, Adil - c’est le faux nom qu’il s’est choisi pour cet entretien - habite à Vaux-en-Velin, dans la banlieue de Lyon. C'est un homme fier. Se tenir debout, la main crispée sur la poignée de sa béquille, est un effort qu’il met un point d’honneur à masquer. De son regard noir, planté au milieu d’un visage émacié, il sonde son interlocuteur avec intensité, mais sans animosité, comme pour prendre la mesure de la part de confiance qu'il peut lui accorder.
« Quand je suis arrivé à Paris, c’était extraordinaire... Mais j’avais aussi beaucoup de craintes. Encore aujourd’hui, je ne sais pas comment vont se passer les mois à venir. Mais en réalité, je pense à me soigner plutôt qu’à vivre, pour l’instant », explique Adil, en jetant un regard vers Anne-Laure Alonso-Berrier, chargée de l’accompagnement social des « réinstallés » à Forum réfugié. « Nous avons amorcé le parcours de soins, pris des rendez-vous avec des spécialistes. Nous prenons également en charge les premiers mois de loyers du logement, le temps d’ouvrir les droits sociaux des réfugiés », explique-t-elle. L’accompagnement renforcé durera un an, ensuite Adil deviendra un réfugié comme les autres.
Le 13 juillet 1993
Dans le langage administratif, Adil est l’un des très rares réfugiés réinstallés en France. Mais l’histoire que raconte ce Soudanais de 50 ans est plutôt celle d’un rescapé. Dans le fil de son récit, Adil ne se souvient avec précision que d’une seule date : celle de son départ du Soudan. Pour les autres, il reste vague, doit fouiller dans la masse de ses papiers, souvent jaunis, rassemblés dans une pochette plastifiée.
« C’était le 13 juillet 1993 ». Omar el-Béchir n’a alors pas encore officiellement pris les rênes du pays – il ne le fera qu’en octobre – mais les islamistes qui le soutiennent ont déjà manifesté en masse dans les rues de Khartoum pour réclamer l’application de la charia. Adil, âgé de 30 ans à l’époque, n’est pas dans le bon camp.
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« J’habitais à Omdurman (la plus grande ville du Soudan, qui fait face à Khartoum, de l’autre côté du Nil, ndlr), mais je viens d’une région non arabophone. Nous étions sans cesse discriminés par le pouvoir. J’étais un militant, comme mon père est un militant », explique-t-il. « Il s’est passé des choses que je ne peux pas raconter, parce que c’est trop douloureux ». Des « choses » qui l’ont bouleversé au point que c’est ce jour-là qu’ont commencé ses problèmes de santé. Toute la partie droite de son corps a commencé à se crisper, au point de le paralyser complètement, parfois.
Fuite de Libye
Quand il quitte le pays, Adil laisse derrière lui sa famille et son commerce pour se rendre en Libye, parce que « c’était la frontière la plus facile à traverser ». Après quelques années, fort d'une meilleure santé, il trouve un travail de comptable. Mais en 2011, alors que la guerre éclate en Libye, il est victime d'un accident.
« Un simple accident de voiture, rien à voir avec la guerre », affirme-t-il. S’il a fui, c’est à cause des bombardements, et pour « essayer de (se) soigner dans les hôpitaux en Tunisie ». Il admet cependant que le fait d’être noir en Libye l’exposait à des risques accrus, ceux-ci étant considérés d’office comme des mercenaires du régime Kadhafi. « Les gens étaient durs, c’est vrai », admet-il sobrement.
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Comme des milliers d’autres, il traverse la frontière au cours du premier trimestre 2011. Au début, il vit hors cadre, dans la rue. Il n’arrivera au camp de réfugiés de Choucha, géré par le HCR, qu’au début de l’année 2012. Il y partage le sort de milliers d’autres, dont une bonne part n’ont d’espoir de retour ni en Libye, ni dans leur pays d’origine. « Je pense toujours à ceux qui sont restés là-bas, de l’autre côté. Je sais que j’ai obtenu un statut favorable, mais je sais aussi qu’eux vivent dans des conditions lamentables », glisse Adil.
Un réfugié « privilégié »
Car en plus d’être un rescapé, Adil est aussi, au regard des chiffres, un « privilégié ». La réinstallation des réfugiés dans un pays tiers est en effet un phénomène marginal, qui ne concerne que 1% des 10,5 millions de réfugiés dans le monde. Pas suffisamment, selon le HCR, qui estime qu’en 2014, 691 000 personnes devraient pouvoir intégrer ce dispositif, alors que les 27 pays d’accueil ne proposent que 80 000 places.
« Dès que j’ai obtenu le statut de réfugié, j’ai expliqué que je ne pouvais plus rentrer chez moi. » La France n’est pas vraiment ce qu’il avait en tête, mais il s’en accommode avec enthousiasme : « Je voulais vivre dans un pays démocratique, maintenant c'est le cas. »
« Ce ne sont pas les réfugiés qui choisissent les pays où ils sont réinstallés : le HCR propose les dossiers des réfugiés aux pays volontaires. Ensuite, chaque pays donne ou non son accord », explique Anne-Laure Alonso-Berrier, de Forum réfugié, qui a mandat pour assurer l’accueil de douze ménages par an.
Une centaine de réinstallés en France en trois ans
Et parmi les pays d'accueil, la France, l’un des sept pays européens à accepter des réinstallations, fait figure de mauvais élève. Elle n’accepte d’étudier que 100 dossiers de réinstallations chaque année. Et sur ces 100 dossiers, elle ne donne un accord final qu’à la moitié. A cela s’ajoutent également les délais de traitement, très longs, qui débouchent sur un accueil réel très minime : entre 2010 et 2012, moins d’une centaine de personnes ont effectivement été accueillies en France dans le cadre de ces réinstallations.
Quant à Adil, il doit son arrivée à Lyon à un changement très récent de politique. En 2011, lors de l’émergence du camp de Choucha, avec ses milliers de réfugiés de 22 nationalités différentes coincés dans un pays encore fragile après la « révolution de Jasmin », le HCR avait lancé un appel pour promouvoir les réinstallations. Fin 2011, France Terre d’Asile pointait le fait que les pays membres de l'Union européenne n’avaient proposé que 1 000 places, et que, « si des pays comme la Belgique ont accepté d’accueillir de manière exceptionnelle des réfugiés du camp de Choucha, d’autres, en particulier la France et le Royaume-Uni, pourtant très impliqués dans le conflit libyen, n’ont pas répondu à l’appel du HCR ».
■ En savoir plus :
→ La réinstallation, un nouveau départ dans un pays tiers - sur le site du HCR