RFI : Pourquoi, selon vous, les élites politiques ivoiriennes entravent la réconciliation ?
Matt Wells : En juin, j’ai passé plusieurs semaines dans l’ouest du pays et à Abidjan et j’ai constaté que parmi la population, la réconciliation commence petit à petit. Il y a toujours des tensions, une tendance parmi certains à percevoir l’autre groupe comme étant ennemi, mais cela diminue. Toutefois, ces dernières semaines nous ont montré que, même si la plupart des Ivoiriens sont prêts à commencer le processus de réconciliation, les dirigeants politiques des deux camps ne le sont pas. Ils agissent comme s’ils ne sont que des victimes, voire les seuls groupes de victimes dans le pays. Les dirigeants de chacun des camps refusent toujours de reconnaître le rôle qu’ils ont joué quand le pays a sombré dans la violence ou de reconnaître les crimes commis par la force. Au lieu de mener le pays vers le chemin de la réconciliation, on constate que les dirigeants politiques bloquent ce chemin.
Le président ivoirien Alassane Ouattara, le mois dernier, a demandé au Front populaire ivoirien, le FPI, le parti pro-Gbagbo, de demander pardon aux victimes et d’entrer dans le processus de paix. C’est une demande raisonnable dites-vous, mais en même temps le reflet d’une certaine hypocrisie. Pour quelle raison ?
Dans le gouvernement, il y a une tendance à ignorer le fait que leurs forces, les Forces républicaines de Côte d'Ivoire (FRCI), ont aussi commis des crimes pendant la crise. Ils ont tendance à dire que le refus de Gbagbo d’accepter les résultats a causé le conflit et donc que même si les FRCI ont commis des crimes, ils étaient selon eux justifiés. Ce mauvais raisonnement représente un grand problème qui touche les deux camps. Trop souvent, les hommes politiques en Côte d’Ivoire ne pensent qu’à leur lutte pour le pouvoir politique. Ils ne se mettent pas à la place des victimes.
Est-ce que les crimes qui ont été commis contre les civils pro-Gbagbo sont moins répréhensibles que les meurtres, viols et crimes contre l’humanité commis contre les civils pro-Ouattara pendant les trois ou quatre premiers mois de la crise ? C’est la position de facto que le gouvernement a adoptée et on voit ça aujourd’hui : il poursuit les pro-Gbagbo. Il y a des enquêtes contre les pro-Gbagbo mais contre les FRCI, il n’y a plus ou moins rien.
La justice a envoyé le mois dernier 84 personnes aux assises. Toutes en effet appartiennent au camp Gbagbo. « Justice des vainqueurs », dit le camp Gbagbo. C’est votre avis également ?
Tout à fait. Dans ces poursuites et même dans ces enquêtes, les autorités poursuivent le chemin d’une justice à deux vitesses, une justice de deux poids, deux mesures, malgré toutes les promesses d’une justice impartiale.
L’ancien procureur de la Cour pénale internationale (CPI), Luis Moreno Ocampo, avait dit qu’il allait juger entre trois et six personnes des deux côtés au moment de la crise postélectorale. Aujourd’hui, ce ne sont que les membres d’un seul camp qui sont poursuivis par la Cour pénale internationale. Alors la CPI ne devrait-elle pas ouvrir d’autres enquêtes pour donner l’exemple ?
Il est essentiel que la CPI aussi poursuive les grands responsables dans les deux camps. C’est ça le rôle de la CPI dans la justice internationale. Mais jusqu’à aujourd’hui, ils ont choisi d’enquêter contre les pro-Gbagbo. Et donc ça donne l’espace aux autorités ivoiriennes de faire la même chose.
Le FPI a refusé de son côté tout repentir. Ça n’est pas la bonne attitude, selon vous ?
Le FPI a besoin de prendre position, de savoir s’ils sont modérés ou « jusqu’au-boutistes ». Le FPI agit comme s’il n’avait rien fait de mal au cours de la dernière décennie, les crimes par les forces pro-Gbagbo, les liens avec les milices pro-Gbagbo, la manipulation des ethnicités, le discours de la haine qu’il a employé contre les Ivoiriens du Nord, les immigrés, tout cela a été oublié dans le discours du FPI depuis la crise postélectorale. Et plutôt que de lutter pour la justice pour les victimes des deux camps, les victimes de Duékoué ou les victimes à Yopougon par exemple, le FPI demande sans cesse la libération de ceux qui sont en prison quelque soit les éléments de preuves sur les implications dans des crimes très graves. Donc le FPI a certes des plaintes légitimes, en particulier au niveau de cette justice à deux vitesses, mais le FPI n’a pas encore décidé de se débarrasser de ceux qui n’ont aucun intérêt dans la réconciliation et une nouvelle justice.