Maurice : portraits d’écrivains à la confluence de livres et océan

Confluences 2013, la première édition du Salon international du livre qui s’est tenu à l’Ile Maurice du 7 au 10 mars, a réuni une trentaine d’auteurs, mauriciens et étrangers. Rencontre avec cinq d’entre eux.

Alain Gordon-Gentil : Le « Malraux » des Tropiques ?

Pari réussi pour Alain Gordon-Gentil ! Le premier Salon international du livre de Maurice, qui a fermé ses portes le dimanche 10 mars et dont ce sexagénaire créole a été le concepteur et le commissaire-général, a rencontré un succès incontestable. La manifestation a suscité l’engouement du grand public, venu nombreux au rendez-vous de Pailles (à quelques encablures de Port-Louis), pour écouter les auteurs invités, mais aussi pour acheter des livres. Les libraires de Port-Louis qui avaient loué des stands n’en sont pas encore revenus ! Eux qui se plaignent d’habitude de la désaffection de leurs concitoyens pour la chose écrite avaient retrouvé leur sourire, le temps de la manifestation.

Le commissaire-général aussi. Pour cet ancien journaliste et romancier, devenu conseiller du Premier ministre Naveen Ramgoolam, le succès de Confluences 2013 confirme ce qu’il savait déjà. Il y a à Maurice, île trop souvent réduite à ses plages de sable fin, ses cocotiers et sa mer turquoise, une soif irrépressible de la culture. La besace du conseiller du Premier ministre déborde d’ailleurs de grands projets (musées, bibliothèques, salles de théâtre et d’opéra) qui pourraient assouvir ce besoin. Or, à Maurice, comme ailleurs dans le monde, la culture n’est pas ce qui est la plus aidée. « Sans le soutien personnel du Premier ministre, nous n’aurions jamais réussi à mener à bout ce projet du Salon international du livre », explique Gordon-Gentil.

Le romancier et le Premier ministre sont des amis d’enfance. « Nos pères sont partis ensemble à Londres pour faire leurs études, se souvient le premier. Depuis, nos deux familles sont restées très proches. C’est pourquoi en 1996 quand Naveen m’a demandé de venir l’aider, j’ai tout lâché pour rejoindre son équipe de conseillers ». Aujourd’hui, ce Malraux des Tropiques compte sur le soutien de son protecteur puissant et néanmoins ami pour réaliser son ambition d’équiper son île natale paradisiaque de l’infrastructure culturelle qu’elle mérite.

L’homme n’en est pas moins réaliste pour autant. Il n’est pas sans savoir que les projets nécessitent un long temps de gestation pour se mettre en place. Surtout dans le domaine de la culture. L’attente peut parfois être longue, mais Alain Gordon-Gentil sait comment soigner sa frustration. En se tournant vers ses premiers amours que sont l’écriture et le cinéma. « Rien ne me fait plus plaisir, aime répéter cet auteur de cinq romans (1), que d’être arrêté dans la rue par un lecteur qui me dit qu’il a adoré mon livre. C’est pour moi le summum du bonheur ! »

Amol Sewtohul et Johary Ravaloson, les « âmes-frères »

L’un est Mauricien et l’autre de Madagascar. Le premier est diplomate de profession, le second juriste. S’ils se sont rencontrés il y a deux ans, à Antananarivo où le premier était en poste, c’est la littérature qui est leur véritable terrain de complicités. Romanciers tous les deux, Sewtohul et Ravaloson sont liés par une amitié profonde et joyeuse.

« Amol est un conteur hors pair, s’extasie Johar. Je suis béat d’admiration devant la luxuriance de son imagination, sa capacité à inventer des métaphores. Magnifique, ce conteneur cargo installé au cœur de la Chinatown de Port-Louis, dans son roman Made in Mauritius ! On ne peut pas mieux dire nos pays ! » « Johar, lui, est un vrai écrivain », affirme le Mauricien pour sa part en parlant de cette « âme-frère » venue de la Grande Ile (2).

Les deux auteurs se fréquentent, se passent leurs manuscrits, font des sorties ensemble, comme marcher toute la nuit à l’occasion de la Navaratri, grande fête hindoue de Maurice qui a été fêtée le dimanche 10 mars. Malgré leurs formations très différentes, ils ont un corpus commun de références littéraires qui les rapproche. Tout en haut de leur liste des écrivains favoris, Salman Rushdie. « J’ai lu LesEnfants de minuit quand j’avais 15 ans, se souvient Amol Sewtohul. C’était comme si c’était hier ! Je pourrais encore citer de mémoire les premières phrases de ce roman. » « Rushdie, il est génial, renchérit le Malgache. Je suis époustouflé par cette façon qu’il a de raconter des histoires, passant des mythologies anciennes aux événements d’aujourd’hui, qui deviennent, à leur tour, des fables. » Les deux amis ont en commun leur passion pour Les Versets sataniques qu’ils considèrent comme le grand roman de la modernité, injustement mis à l’index.

Nés respectivement en 1965 et 1971, ni Johary Ravaloson ni Amol Sewtohul n’ont connu la colonisation. Leur jeunesse leur donne une fraîcheur et une ouverture d’esprit par rapport au monde qui les distinguent de leurs aînés. Ensemble, ils voudraient partir découvrir Bombay où le diplomate Sewtohul pourrait être prochainement affecté par son gouvernement. Quelle meilleure façon d’approfondir leur amitié qu’en explorant ensemble les coins et les recoins de la ville natale de ce « sacré Rushdie » qui leur a transmis le virus de l’écriture !

Mandla Langa, romancier avant tout

Un ancien du mouvement de la Conscience noire, le Sud-Africain Mandla Langa a connu les geôles d’apartheid avant de partir en exil en 1976. « Le départ en exil fut l’un des moments les plus décisifs de ma vie, aime-t-il dire. Je me souviens encore de ma fuite à travers la brousse. Il fallait ensuite traverser une rivière en crue pour atteindre Botswana qui se trouvait sur l’autre rive. Il faisait nuit et je ne savais pas nager. » Langa a vécu presque vingt ans en exil, en Afrique, puis en Europe. Pour ses dernières années d’exil, il s’est retrouvé à Londres, où il fut responsable de la culture pour le Congrès national africain (ANC) jusqu’en 1994, date à laquelle il retourna en Afrique du Sud.

Membre influent de l’ANC, l’homme fait aujourd’hui partie de l’élite au pouvoir. Journaliste de profession, il a été directeur des programmes pour la télé à la South African Broadcasting Corporation, puis président de l’Icasa (équivalent du CSA) entre 1999 et 2005. Mais Mandla Langa se définit d’abord comme écrivain. « Mes autres identités ne sont qu’accessoires, je suis avant tout écrivain », aime-t-il rappeler.

Auteur de quelques poèmes et d’un recueil de nouvelles, Langa est surtout connu pour ses romans : Tenderness of Blood (1987), A Rainbow on a Paper Sky (1989), The Memory of Stones (2000) et The Lost colours of the Chameleon (2008). Ces romans racontent les traumatismes de l’exil, le retour des exilés au pays natal, les drames de la réconciliation des communautés. Les livres de Langa se caractérisent par leurs titres très poétiques, souvent empruntés à la poésie lusophone d’Afrique dont l’auteur est un grand admirateur. Enfin, le secret des titres des romans de Langa réside aussi dans leur timing : « Je ne peux pas commencer à écrire un roman, avoue-t-il, sans en avoir d’abord trouvé le titre. »

Avec ses trois autres compères sud-africains (Imran Coovadia, Keorapetse Kgositsile et Mbali Vilakazi) présents au Salon, Mandla Langa représente la nouvelle littérature sud-africaine. Celle-ci a pris ses distances par rapport à l’écriture militante de la période d’apartheid pour s’attacher à dépeindre la « normalité » de la vie en temps de paix et de reconstruction nationale. Elle n’oublie pas pour autant les défis de la période actuelle dont l’ombre s’insinue dans les récits contemporains. La question de la gouvernance est ainsi au cœur du dernier roman de Mandla Langa, The Lost colours of Chameleon. Son action se déroule sur une île chatoyante et belle, qui n’est pas sans rappeler Maurice. « Je me suis effectivement inspiré de l’île Maurice où j’ai séjourné avant d’écrire ce roman, explique le romancier. Vivre sur une île, coupé de la civilisation par les mers, donne un sentiment d’impunité aux hommes qui la gouvernent. Ce n’est bien sûr pas le cas de Maurice aujourd’hui, mais l’île est une métaphore, celle des hommes tentés par la solitude et la toute-puissance. » C’est son analyse lucide de la psychologie de ces hommes qui sont nombreux dans la nouvelle Afrique du Sud, qui fait de Mandla Langa l’un des écrivains majeurs de son pays.

Lilian Thuram, questions pour une star (de l'édition)

Est-ce la première fois que vous venez à l’Ile Maurice ?
Non, je suis déjà venu ici, il y a une dizaine d’années. Cette fois, je suis invité par le Salon du livre de Maurice pour parler aux Mauriciens de mon livre Mes étoiles noires(3).

Ce pays vous rappelle un peu votre Guadeloupe natale ?
Oui, le paysage, cette population très mélangée… Nous avons la même chose en Guadeloupe, sauf qu’aux Antilles, la majorité de la population est d’origine africaine, alors qu’à Maurice les personnes d’origine indienne sont majoritaires. L’autre différence est que Maurice est un pays souverain, depuis 45 ans. Guadeloupe reste un territoire français. Son indépendance n’est pas à l’ordre du jour.

Il y a eu une affluence record pour la conférence que vous avez prononcée au Salon du livre. Qu’avez-vous dit aux jeunes et moins jeunes qui sont venus vous écouter ?
Comme j’ai été invité pour parler de mon livre, je leur ai raconté l’histoire de ce livre. Pourquoi ai-je eu envie d’écrire sur les grands hommes et femmes noirs ? En rédigeant ce livre, mon objectif était de dire aux jeunes d’aujourd’hui, qu’ils soient noirs ou blancs, que l’histoire des Noirs ne se réduit pas à l’esclavage et à la colonisation. Il y a eu des hommes et des femmes noires qui ont su s’imposer dans leur domaine malgré leur condition et qui méritent notre admiration. Pour les jeunes Noirs, avoir des modèles issus de leur communauté, est important pour leur estime de soi. Je ne sais pas comment la société mauricienne vit la différence de la couleur de la peau, mais en Occident cette différence est chargée négativement. Un livre comme Mes étoiles noires peut aider à changer ce regard, en montrant que c’est l’Histoire qui a enfermé les Noirs dans une certaine infériorité. Le racisme est une construction politique et économique. Il faut le déconstruire pour libérer notre imaginaire.

Mes étoiles noires ont pour sous-titre : « De Lucy à Barack Obama ». Diriez-vous que l’arrivée d’Obama à la Maison Blanche marque la fin d’une certaine perception des Noirs ?
Non, ce n’est pas la fin, mais plutôt une évolution. Après Obama, on ne pourra plus penser aux Noirs uniquement en tant qu’esclaves ou colonisés. C’est une évolution positive, mais tout ce changement est très récent. Voyez-vous, mon grand-père était né en 1908, soixante ans après l’abolition de l’esclavage, ma mère en 1947 pendant la colonisation. Moi, je suis né en 1972, alors que l’apartheid prévalait en Afrique du Sud. Le changement des imaginaires liés à la couleur de peau s’inscrit dans un long processus qui ne fait que commencer !

Vous travaillez sur un nouveau livre ?
Je suis en train de travailler avec le conseil scientifique de ma fondation de lutte contre le racisme sur une exposition qui ferait suite à celle que j’ai organisée au Musée du Quai Branly sur « l’invention du sauvage ». Elle s’intitulera tout simplement « Etre humain » et sera axée sur des questions que nous ne nous posons pas assez : comment devient-on humain ? Qu’est-ce qu’un être humain ?


(1)Alain Gordon-Gentil est l’auteur de cinq romans : Quartiers de Pamplemousse, Le Voyage de Delcourt et Devina, aux éditions Julliard ; Légère approche de la haine et Le Chemin des poussières, aux éditions Pamplemousse productions.
(2)Les Larmes d’Ietsé (éditions Dodo vole) est le dernier roman de Johary Ravaloson. Made in Mauritius d'Amol Sewtohul (Gallimard) est paru en 2011.

(3) Mes étoiles noires. De Lucy à Barack Obama (Ed. Philippe Rey) par Lilian Thuram, est paru en 2010.

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