RFI : Que représente aujourd'hui le syndicat UGTT, que l'on dit historique ? A-t-il encore beaucoup d’adhérents ?
Kader Abderrahim : Oui, c'est clairement un syndicat qui est encore extrêmement présent dans l’intérieur du pays, dans les gouvernorats et dans les provinces. Il a plusieurs dizaines de milliers d’adhérents encore. Mais il ne représente pas seulement une force syndicale pour encadrer des mouvements, il est encore très présent dans les entreprises du secteur public notamment. C’est aussi historiquement une force politique et on le voit encore aujourd’hui mener cette démonstration de force, à Tunis notamment.
La grève générale n'a pas de lien direct avec la situation des travailleurs. Le mouvement a-t-il toujours été aussi politisé ?
Oui, le syndicat est né au XIXème siècle dans un contexte politique colonial. Il a été pendant très longtemps celui qui a incarné la lutte contre le protectorat, contre la résidence générale. Il y a eu une longue période où il a hésité entre incarner un combat politique et ensuite représenter les travailleurs. Et cela ne s’est fait qu’à partir de l’indépendance, même s’il a toujours été associé aux choix, dans une forme de cogestion de la vie politique. Le syndicat UGTT, en tout cas son appareil dirigeant, a toujours été associé au pouvoir quel qu'il ait été en Tunisie depuis l’indépendance.
Comment se place-t-il aujourd’hui sur l'échiquier politique tunisien ?
L’UGTT est clairement aujourd'hui l’un des mouvements les plus puissants dans le combat contre Ennadha en général, contre la politique menée par Ennahda. Et il est clairement le plus structuré, le plus organisé, celui qui compte le plus de militants et celui qui est présent dans l’ensemble du pays. Son antériorité historique lui permet d’avoir une longueur d’avance assez importante sur les partis qui tentent aujourd’hui d’émerger pour se structurer.
Sous Ben Ali déjà, l'UGTT était l'une des seules forces nationales avec le parti au pouvoir. Justement, quels étaient ses liens avec Ben Ali ? Cela ne provoque-t-il pas des liens ambigus ?
Oui, bien sûr, il y a eu cette ambiguïté. Il faut être très clair et très net entre la direction de l’UGTT et les cellules, les sections présentes dans tous les gouvernorats et dans toutes les provinces. On l’a bien vu avec les tensions qui se sont exprimées après la chute et le départ de Ben Ali. Il a fallu renouveler toute la direction de l’UGTT, ce qui a été chose faite. Malgré tout, il reste quand même une sorte de suspicion sur ce syndicat. Et le mélange des genres entre le politique et le syndical, on le voit une fois de plus aujourd’hui, - alors que les revendications sont plutôt des revendications politiques, sur que fait-on de cette transition et de ce processus démocratique – que c’est l’UGTT qui est le fer de lance du combat.
L’UGTT était au côté de la population déjà il y a deux ans, à la chute de Ben Ali. Le syndicat avait soutenu le mouvement populaire, mais quel a été vraiment son rôle dans la chute du régime ?
C’est une histoire qui reste à écrire. Il faut quand même rappeler quel a été le point de départ de la chute du régime. Les luttes syndicales, les luttes ouvrières étaient menées depuis plus de deux ans autour du bassin minier de Gafsa avant que le mouvement ne gagne l’ensemble du pays. Et puis il y a eu ces marches de mineurs qui ont progressivement gagné les provinces et le gouvernorat environnant avant qu’elles ne gagnent la capitale Tunis. Donc au départ, c’est une révolution, un mouvement, un soulèvement populaire pour des raisons sociales, pour des raisons économiques. L’UGTT a été débordé par sa base comme cela arrive de plus en plus souvent aujourd’hui pour les syndicats parce qu’il estimait qu’il n’allait pas assez loin et que les ouvriers n’étaient pas suffisamment bien défendus. Et pour cause, la direction de l’UGTT était quand même très souvent associée - il y avait quasiment une forme de cogestion dans l’économie et dans la question sociale - avec Ben Ali.
Donc, il y a eu cette période et après le départ de Ben Ali, il a bien fallu que la direction de l’UGTT rende des comptes et un certain nombre d’entre eux ont dû démissionner. Aujourd’hui c’est un syndicat qui tente de se reconstruire, mais les pratiques restent quand même extrêmement fortes, notamment les pratiques politiques. On l’a vu entamer un bras de fer, il y a quelques mois, contre le gouvernement d’Ennahda sur des questions sociales qui étaient légitimes et puis lancer un appel à la grève le 13 décembre qui n’a pas été conduit à son terme, qui n’a pas été suivi. Finalement, l’UGTT ce jour-là a aussi un peu perdu de sa crédibilité vis-à-vis de sa base. Et la question est de savoir s’il n’y a pas eu, je ne dirais pas une exploitation mais une tentative de récupérer aujourd’hui l’assassinat symbolique de Chokry Belaïd pour tenter de se refaire un peu une virginité politique.
Oui, c’est ça, puisque l’UGTT avait renoncé à l’appel à la grève alors que son siège venait d’être attaqué. Cette fois par contre, il décide d’aller jusqu’au bout alors que finalement le syndicat n’est pas visé. Il cherche finalement à trouver la bonne position ?
L’UGTT est surtout aujourd’hui dans une situation où l’espace public, le champ politique est complètement en voie de mutation et de restructuration. Il y a des partis qui émergent, des groupes qui se rencontrent, qui se concentrent pour tenter de faire front contre Ennahda et préparer les prochaines élections législatives. Pour l’UGTT, il s’agit d’être présent, il ne s’agit pas d’être marginalisé parce que évidemment, une vie politique pluraliste pourrait amener un certain nombre de militants de l’UGTT peut-être à se détourner de ce syndicat encore aujourd’hui très critiqué par sa base pour aller rejoindre des partis politiques nouveaux qui vont tenter de se constituer pour être présents dans le champ public et pour la prochaine campagne des législatives.