Vous étiez dans la gastronomie et la diététique au départ ?
Absolument pas. J’ai toujours fait de la cuisine fine pour moi-même bien qu’ayant une vie classique d’universitaire. Lorsque j’étais étudiante à Dakar, puis à Nice et à Montpellier, je n’allais pas au restau U ni à la cantine, j’ai toujours eu l’habitude de me faire à manger.
C’est votre Maman qui a vous appris à cuisiner ?
Non, pas ma mère. J’ai appris toute seule. Mais j’avais une tante qui faisait très bien la cuisine et mon père faisait très attention à la nourriture. Les fruits, les légumes, les laitages, tout ça ; ce qui était assez rare chez un homme de cette époque et, surtout, chez un homme d’ici. Mais il a toujours été comme ça, il a toujours fait attention à ce qu’il mangeait lui-même et on en a un peu tous bénéficié dans la famille. En fait, le choc, c’est quand je suis revenue au Sénégal après mes études en France. J’étais habituée à bien manger, des plats très cosmopolites et, une fois revenue, j’ai trouvé que ce n’était plus trop ça.
Expliquez-nous le concept de la Compagnie du bien-manger que vous avez créée…
On est une petite équipe, pluridisciplinaire car bien manger, c’est très transversal. Pour bien nourrir les gens, il faut savoir choisir les aliments, les cuisiner, parfois prendre en charge des cas un peu particuliers. Il faut donc des diététiciens, des diététiciennes et des nutritionnistes. Il faut des gens en cuisine et il faut parfois aussi des psychologues car il y a des gens qui ont des problèmes de comportement. Et puis aussi un prof de gym, une kiné…
« Manger, c’est un acte culturel »
Les gens viennent vous voir de leur propre chef ?
Parfois ils viennent d’eux-mêmes, parfois c’est leur médecin qui les envoie. On est ouvert à tous.
Finalement, bien se nourrir, cela procède d’une certaine logique, quand on y réfléchit…
Il y a pas mal de bon sens. Et puis pas mal de connaissances que l’on peut acquérir simplement, avec un niveau moyen d’éducation.
En France, ce que l’on désigne par « malbouffe », c’est à la fois la restauration rapide, la nourriture industrielle et les produits discount achetés en gros. Est-ce que la définition de « malbouffe » est la même au Sénégal ?
Ici, il y a un double problème de mal manger. Il y a d’un côté un problème de malnutrition avec des gens qui sont sous-alimentés. C’est une réalité. Il y a aussi un manque de transmission. Manger, c’est un acte culturel. Mais souvent, on ne vous apprend pas à manger. On vous met à manger devant vous, et vous mangez. Alors qu’on vous apprend à lire, à écrire, à compter, etc. Mais pas à bien manger. Il n’y a donc plus de transmission sur les quelques savoirs qui étaient légués aux filles par les mamans. En fait, les gens sont en rupture, dans un monde où, en ville, les aliments disponibles ne sont pas les mêmes qu’au village. Et quand, en plus, l’argent vient à manquer, on a encore moins le choix sur ce que l’on peut mettre à la disposition de l’enfant.
Le passage de la vie rurale à la vie urbaine est donc un facteur important dans ce phénomène de la malbouffe…
Oui. En ville les gens mangent mal. D’une part parce qu’une partie des gens en ville n’a pas assez d’argent pour manger, ou pour manger à sa faim. Et en plus, ceux qui ont assez d’argent mangent mal.
Ils mangent mal parce qu’ils mangent trop ?
Ils mangent trop mais ils mangent aussi déséquilibré. Nous avons le même phénomène qu’en France : toute cette bouffe qui est devenue « discount ». Ce sont des prix qui défient tout ce que vous pouvez imaginer ! Même si ça vient de Chine, d’Inde, ou du Pakistan, il faut bien qu’ils les transportent ! Mais le prix est tellement insignifiant que vous vous demandez comment ils s’en sortent, vous vous demandez si ça n’est pas « dumpé » ! Autrement dit, si en réalité ces pays ne subventionnent pas ces produits pour que les gens s’habituent. Et pour que, dans quelques années, ils mettent ça au tarif qui leur plaît. Ce ne serait pas le premier exemple où l’on habitue les gens à un aliment et où, ensuite, on en renchérit le coût. Toujours est-il que les gens mangent mal.
Pourquoi ?
D’une part, les produits sont devenus géographiquement plus accessibles. D’autre part, une partie de la population a vu ses revenus augmenter. Il y a quand même une classe moyenne qui émerge au Sénégal tout doucement, malgré la crise. Et la première chose que font les gens, quand ils ont plus de moyens, c’est de manger plus ! Mieux, je n’en suis pas sûre. Mais plus, ça, c’est certain ! Souvent, c’est la course pour manger. Plus on a de moyens, et plus on peut aller à la boutique (ndlr : supérette). Généralement, ce qu’on mange dans le plat familial est cuisiné à partir du marché. C’est de la cuisine du marché. En revanche, tout ce qu’on achète à côté, c’est de la cuisine de la rue, ou de la boutique. Là ce sont des plats transformés ou industriels.
« On est la poubelle du monde »
Le phénomène du bio a-t-il atteint le Sénégal ?
C’est très marginal. C’est vraiment pour une élite. Ca se chuchote dans les milieux instruits et qui ont des moyens, mais c’est vraiment confidentiel.
C’est un snobisme pour les Dakarois ?
Je n’ai pas dit ça. On est confronté à des problèmes sanitaires. Ne serait-ce déjà que par les eaux usées, qui servent à l’arrosage par exemple. Il y a pas mal de terrains où l’on cultive à partir des eaux usées. Ca, c’est un problème crucial. Aujourd’hui, il faut expliquer aux gens que manger bien, c’est manger d’abord les aliments sains, les préparer d’une manière intéressante parce que l’être humain, à part en période de crise, ne mange pas pour se nourrir, il mange pour se faire plaisir. Manger, c’est un acte social, ça n’est pas qu’un besoin physiologique à satisfaire. Donc, il faut que les produits soient bons. Le problème c’est qu’aujourd’hui, beaucoup de produits sont issus d’une agriculture qui a beaucoup changé. On utilise des pesticides, des engrais divers et souvent des produits qui ne sont même plus utilisés en Europe. Donc, nous, on est la poubelle du monde, à tous égards ! Cela veut dire que des produits qui, ailleurs, sont estimés trop dangereux pour être mis sur le marché, ils sont recyclés ici car l’Etat est moins regardant. Et puis une large partie de la population est analphabète et les consommateurs ne sont pas informés non plus. Ils en sont restés au temps où « une carotte, c’est une bonne carotte » et où un produit qui vient des champs, de la terre, « c’est un produit sain ». C’est un présupposé. Il faut vraiment faire de la question du « qu’est-ce qu’on mange et comment on le cuisine » une question de société.
Mais il n'y a pas que ça.
Non. Il y a un autre volet : c’est la gastronomie : comment faire émerger une culture africaine qui soit une grande cuisine ? Aujourd’hui, il y a une classe moyenne qui aspire à autre chose qu’à être nourrie, qui demande du rêve. Elle va au restaurant, elle va sur internet, elle se fait rêver, elle achète des produits importés. Donc, elle voudrait bien goûter d’autres choses, avoir un autre niveau de proposition. Alors je pense que, dans cette proposition-là, pourrait figurer aussi une cuisine africaine avec les saveurs qu’ils connaissent et qu'ils aiment mais qu’ils trouvent souvent dans des formats un peu rustiques. Ils n’ont pas toujours envie de ne manger que ce qu’ils ont déjà mangé. Les gens sont ouverts sur le monde. Ils ont l’habitude d’épices indiennes, d’épices méditerranéennes autant que de condiments africains. Donc, le but, c’est de faire une cuisine qui, tout en étant enracinée dans des goûts africains, soit ouverte sur le monde.
Donnez-nous des exemples…
Moi, j’ai toujours aimé faire la cuisine. Mais je n'ai pas d‘interdits. Je ne fonctionne pas en disant « il ne faut pas mettre ça avec ça parce que ce n’est pas bien ». Il faut que j’expérimente d’abord moi-même ! Parfois, j’en tire les mêmes conclusions que tout le monde. Et parfois, j’en tire d’autres conclusions. Moi, je me bats pour les produits locaux parce qu’ils ne sont pas assez connus. Ils ne sont même plus connus des gens en ville. Et à la campagne, ils s’en détournent. Même le mil, on s’en détourne ! On a recommencé à en manger parce qu’il y a eu la dévaluation et parce que les aliments importés ont commencé à coûter trop cher. Mais une fois que les gens ont repris leurs esprits, ils ont repris aussi leurs habitudes. On a un marché qui n’a pas été assez protégé, hormis pour certains produits comme l’oignon du Sénégal par exemple. Il y a des produits qui sont très intéressants, qui sont gustativement marquants et qui sont très structurants, comme le mil par exemple ! On a tardé à améliorer les conditions de sa transformation. Comme la population urbaine a augmenté, il fallait industrialiser. On n’est plus dans une économie où les femmes n’allaient pas à l’école, où il fallait qu’elles pilent à longueur de journée, roulent le couscous, et faisaient des plats mijotés qui cuisaient pendant six ou sept heures parce qu’elles le mettaient en route le matin avant de partir travailler aux champs. C’est fini tout ça ! Maintenant, elles travaillent. En ville, le temps n’est pas le même, tout est accéléré. Et ce qui est proposé est généralement de moindre qualité. Ca fait longtemps qu’on a fait le couscous industriel par exemple. Pourquoi on ne ferait pas le mil industriel ? Mais, ici, on a en reste toujours à l’expérimentation, au phénomène du banc d’essai, on en a pleins les tiroirs. Et puis il y a d’énormes lobbies qui ne veulent pas que le mil supplante le blé.
Les plats surgelés ont-ils du succès chez vous ?
Oui, ça commence. Nous avons même quelques enseignes Picard. C’est pas mal. Mais pourquoi faut-il importer Picard ? Jusqu’à preuve du contraire, ce sont des recettes selon le goût français ou des produits inspirés de recettes étrangères que les Français aiment bien. Mais pourquoi ne pas faire du Picard avec des recettes sénégalaises ? C’est un peu ça le combat : pousser les gens à manger à nouveau des produits d’ici, à goûter cette cuisine qui peut-être très fine mais qui souvent souffre d’un déficit d’image.
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