RFI: Comment fêtez-vous ce 14 janvier ?
Zeyneb Farhat : L’espace El Teatro célèbre ce 14 janvier sa fête contre-révolutionnaire par rapport à la contre-révolution qui s’installe en Tunisie ces derniers mois. Nous avons prévu des pièces courtes, des concerts de musique, des peintres indépendants ont constitué une BIP, une Brigade d’intervention plastique. Tout cela avec une grande joie, parce que nous n’avons jamais fêté, comme il faut, dans une grande liesse, notre fameux 14 janvier 2011.
RFI : Un an après la chute du président Ben Ali, l’ambiance est-elle vraiment à la fête dans le milieu culturel en Tunisie ?
Z.F. : Ces derniers mois, l’ambiance est dans la morosité la plus totale. C’est même un peu lugubre, parce qu’il y a toujours des espaces gardés par l’armée et la police, par crainte de manifestants. Il y a toujours une tentative de prise d’espace public par des éléments contre-révolutionnaires. Eux, ils appellent cela « les forces islamistes », qui veulent imposer une morale absente dans une Tunisie à moitié laïque. Donc nous n’avons jamais eu le temps, ni l’opportunité, ni l’esprit assez reposé pour organiser une grande liesse sur toute la République. Jusqu’à aujourd’hui, malheureusement, il y a toujours des sit-in, des grèves, etc.
RFI : En juillet, il y avait des attaques contre le cinéma Afric’Art à Tunis pour empêcher la projection d’un film sur la laïcité. En octobre, il y avait des incidents très virulents après la diffusion du film Persepolis de Marjane Satrapi, accusé d’ « atteinte aux valeurs sacrées », le weekend dernier, des centaines d’artistes et journalistes ont manifesté à Tunis pour des droits culturels et contre la nomination des pro-Ben-Ali à la tête des organes de presse publics. On a le sentiment que les choses ont changé, mais pas uniquement dans le bon sens.
Z.F. : Il y avait Afric’Art qui a été agressé, mais il y avait aussi El Teatro qui avait été agressé. Un autre espace, La Médina, a été agressé, les facultés sont aussi agressées. Ce sont des espaces culturels parce qu’ils représentent la préparation d’un projet sociétal. Mais plus on nous agresse, plus nous, les gens de l’art et de la culture, avons la conviction que nous sommes une force très importante, très dangereuse pour eux. [...] Le statut de l’artiste est essentiellement indépendant et dans l’opposition.
RFI : L’émergence des salafistes empêche-t-elle aujourd’hui la création artistique ?
Z.F. : Le phénomène salafiste est apparu après le 14 janvier. C’est cela le drame. Les salafistes sont estimés à maximum 1 500 personnes en Tunisie sur une population de 10 millions. Mais il est vrai que, lorsqu’ils font une sortie – iconographiquement parlant : des barbes, des kamiz... à la taliban - cela attire l’attention. Nous sommes en solidarité totale avec toutes les forces vives de la société civile pour leur dire « Niet ». Pas de question. Les artistes ont renforcé les rangs des syndicalistes universitaires qui ont totalement refusé que les salafistes et leurs compagnes complètement voilées investissent avec leur niqab cet espace laïc qui est celui du campus universitaire tunisien.
RFI : Dans la pièce L’Isoloir que vous avez montée à l’espace El Teatro, il y a des électeurs qui défilent et vous diagnostiquez chez chacun une sorte de maladie nommée PDP, Ettakatol, Ennahda, RCD, etc. Pour vous, la jeune démocratie tunisienne est déjà malade ?
Z.F. : Dans notre dernière pièce L’Isoloir de Taoufik Jebal, nous avons attiré l’attention sur le fait qu’il y avait un fort taux d’absentéisme lors du vote du 23 octobre. Seulement 40% des Tunisiens ont voté [54,1% selon la commission électorale Isie, ndlr]. 60% n’ont pas donné leur voix. Nous attirons leur attention sur le fait que si jamais ils restent absents, ce sont les autres qui gagnent. C’est une scène sur la mer Noire où il y a des ombres noires en niqab qui viennent avec un mouvement bien organisé et voteront. Nous disons que ces grands corps malades ne sont pas si malades que cela : c’est vrai le PDP, CPR, etc. Ce sont aussi bien des noms de maladies que les sigles de nos partis d’opposition de gauche à qui nous demandons de baisser – non pas leur pantalon - mais leurs égos et de travailler pour un front uni de la gauche démocratique en Tunisie pour être la réponse alternative pour les électeurs que nous espérons pour les prochaines législatives et présidentielles.
RFI : Pendant la révolution, il y avait le Collectif des artistes libres qui exigeait des droits culturels. Vous êtes membre de la Haute instance pour la défense des acquis de la Révolution. Combien de ces exigences ont été réalisées ?
Z.F. : Le Collectif des artistes libres avait vu le jour lors des premiers jours de la révolution à l’espace El Teatro, sous l’impulsion de Taoufik Jebali et moi-même. Nous avons fait appel à toutes les disciplines artistiques de la Tunisie. Entre-temps, étant membre de cette Haute instance, nous avons œuvré pour que l’art et la liberté d’expression soient inscrits dans la Constitution tunisienne. Mais ce que nous avons proposé comme pacte républicain où nous assurions le maximum de la défense des libertés individuelles et publiques et qui a été signé par la majorité des partis, a été complètement violé une fois que les élections du 23 octobre ont eu lieu. Malheureusement, deux partis, Le Forum (FDTL) et le CPR (Congrès pour la République), qui sont beaucoup plus proches des démocrates progressistes que du parti islamiste, ont décidé de s’allier au parti islamiste Ennahda, ce qui lui donne une majorité au niveau des voix.
RFI : Votre Espace El Teatro est une institution privée. Est-ce que la situation pour les établissements culturels a changé depuis la Révolution ?
Z.F. : Nous sommes un espace totalement indépendant, mais nous sommes arrivés à vivre – avec beaucoup de douleur ce dernier temps – avec nos propres réserves. L’espace El Teatro est aussi un espace de formation du comédien. Nous avons 220 élèves-comédiens. Cette activité nous a permis de vivre tous ces moments difficiles. Nous ne sommes pas du tout subventionnés pour la production et la diffusion. A chaque fois que le ministère de la Culture nous a punis pour nos positions – sur 23 ans, cela a été le cas une dizaine de fois – nous avons toujours pu montrer nos pièces et vivre, grâce à la solidarité de la société civile. Toutes les associations qui sont très militantes en Tunisie nous invitent à montrer nos spectacles. Avec L’Isoloir, nous avons fait cinq villes en Tunisie et nous repartons pour une autre tournée à travers la Tunisie avec ce spectacle qui fait le plein. En temps de crise, les théâtres font le plein, parce que les gens ont besoin de sortir, de gaîté, de voir leurs angoisses absorbées par l’art.
RFI : La création est-elle devenue plus facile artistiquement depuis la Révolution ?
Z.F. : Non, elle n’est pas plus facile, mais elle est plus libre. Depuis le 14 janvier, nous n’avons plus affaire à la commission de l’orientation théâtrale qui était véritablement une commission de censure. Le ministère de la Culture - même s’il ne nous subventionne pas, ce qui est le cas depuis huit ans - accorde aux artistes de théâtre « un visa de représentation public ». Avant, la censure était claire parce que c’était le pouvoir politique. Aujourd’hui, la censure est encore plus difficile parce que nous avons affaire à une censure sociale du sacré ! Là, c’est un exercice de style que nous présentons pour garder notre âme d’artiste libre et indépendant par rapport à cette nouvelle forme de censure qui est sociale, basée sur le sacré.
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Le site de El Teatro, espace d’art et de création à Tunis
Le 14 janvier 2012 : émission spéciale à Tunis de L'atelier des médias de RFI