Le pays de Mouammar Kadhafi est à son tour touché par le vent de contestation qui touche les pays arabes. Des affrontements à Benghazi, deuxième ville libyenne ont fait une quarantaine de blessés. Officiellement, le pouvoir dénonce l’action de « saboteurs », des opposants qui appellent sur facebook à manifester de nouveau demain jeudi. Hasni Abidi est politologue. Il dirige le Centre d’études et de recherches sur le monde arabe et méditerranéen (Cermam) à Genève.
RFI : Que se passe-t-il en ce moment en Libye ?
Hasni Abidi : La situation est très difficile en Libye non seulement sur le plan des libertés publiques et privées qui sont confisquées depuis presque 1969, mais aussi parce que nous n’avons pas d’images. Les chaînes de télévision, même les radios libres, sont interdites en Libye, sans même parler des médias locaux.
Il s’agit donc d’un grand désert en matière de démocratie, en matière de liberté de la presse. Sur le plan local et sur le plan international, le pays est presque coupé de tout. On peut dire que la Libye est la Corée du Nord du monde arabe et bien sûr avec ce qui s’est passé récemment en Tunisie et en Egypte, peut-être que le voile a commencé à se lever sur ce pays.
RFI : Cela veut-il dire que la parole est encore plus contrainte, plus censurée en Libye qu’en Tunisie ?
H. A. : Oui, tous les moyens de télécommunications libyens sont aux mains de l’un des fils du colonel Kadhafi, qui est à la fois un homme d’affaires et un militaire. Et bien sûr les sites internet, sont basés à l’étranger. Les sites de l’opposition par exemple, sont bien sûr interdits. Ils sont censurés ainsi que certaines pages de facebook. Certains médias indépendants sont souvent suspendus ou alors les journalistes sont arrêtés, comme par exemple le blogueur qui a été arrêté mardi 14 février parce qu’il faisait partie des personnes qui appelaient les Libyens en général et les habitants de Benghazi en particulier à manifester le 17 février.
RFI : Est-ce que Benghazi est un lieu de contestation connu depuis longtemps ?
H. A. : C’est un lieu symbolique. Benghazi est une ville frondeuse, rebelle, pour plusieurs raisons : d’abord l’élément tribal est très important dans la stabilité de la Libye. Et il se trouve que le colonel a commis une grande maladresse, l’assassinat de 1 200 prisonniers dans la prison d’Abou Salim en 1996. Sur 1 200, vous aviez forcément dans cette prison des membres des grandes tribus libyennes qui composent la société libyenne. Et depuis cet épisode dramatique, la ville de Benghazi est à la tête des villes qui manifestent ou qui montrent leur mécontentement.
Le deuxième élément, c’est que Benghazi n’a jamais bénéficié, comme la ville de Syrte par exemple ou comme Tripoli, de la manne pétrolière. Elle n’a pas eu les retombées économiques en termes de constructions ou sur le plan du développement. Benghazi est toujours montrée du doigt par le régime libyen comme la ville qui a osé défier Kadhafi.
RFI : Vous parliez de cette référence nord-coréenne. C’est vrai qu’il y a un véritable culte de la personnalité autour du dirigeant libyen. Alors qui le conteste aujourd’hui ?
H. A. : C’est vrai que le colonel a profité de la situation internationale. Les années d’embargo lui ont profité, à lui et à ceux qu’on appelle en Libye « les hommes de la tente ». La tente est le siège d’où il gouverne depuis l’attaque par les Américains du palais présidentiel.
Aujourd’hui, tous les Libyens qui ne font pas partie de ce système Kadhafi, donc de l’aile radicale, des comités révolutionnaires, des comités populaires, soi-disant de la démocratie directe et bien sûr tous ceux qui ont profité des années de l’embargo contestent non seulement le régime tribal, la famille Kadhafi, mais aussi ces hommes de paille très proches de lui qui le soutiennent. Et bien sûr, je pense à une institution qui est restée faible mais qui regarde aussi la situation politique, ce sont les militaires libyens que le colonel Kadhafi a éloigné du champ politique depuis son accession au pouvoir.
RFI : Justement, à la lumière de ce qui s’est passé en Tunisie ou en Egypte, l’armée peut-elle être un recours ?
H. A. : L’armée libyenne est sous équipée et très mal payée. Il faut rappeler que le salaire moyen en Libye, que ce soit pour les militaires « traditionnels » ou pour la classe moyenne, est de 250 à 350 euros. Mais Kadhafi a institué une nouvelle armée. Nous avons deux armées. Une armée traditionnelle classique et aussi une autre armée présidée par l’un des fils de Kadhafi, un officier supérieur, dont la mission principale est la sécurité du régime libyen. C’est une garde prétorienne, une garde presque présidentielle, super bien équipée, présente dans toutes les villes libyennes y compris à Benghazi. C’est pourquoi si les villes libyennes, surtout Tripoli, prennent le relai de Benghazi dans la contestation, on risque d’avoir un affrontement probablement entre des éléments de l’armée traditionnelle et la nouvelle armée fidèle au colonel Kadhafi. Un bras de fer n’est pas exclu en cas de révolte populaire générale.
RFI : Existe-t-il en Libye une génération Facebook comme on a pu en parler pour la jeunesse tunisienne ou égyptienne ?
H. A. : La génération Facebook est toute récente. Depuis quelques mois, on a découvert des nouveaux rappeurs libyens, mais leur rap est un rap politique très engagé. Ensuite, il faut rappeler que, contrairement à la Tunisie et à l’Egypte, l’opposition libyenne est très importante mais elle est à l’étranger. Aux Etats-Unis, en Europe, nous avons plusieurs leaders, plusieurs mouvements, certains mêmes étaient des mouvements révolutionnaires qui demandaient le départ du colonel Kadhafi par la force. Donc ça c’est une chance pour l’intérieur si bien sûr internet venait à se libéraliser.
Il faut dire que nous avons quelques blogueurs très connus dans plusieurs villes libyennes, notamment à Benghazi et à Tripoli, mais hier le 14 février), ce blogueur a été arrêté puis relâché ce matin. D’autres internautes et même certains journalistes reporters qui envoient des papiers sur des sites de l’opposition ou même à des sites d’information arabe sont vite arrêtés par le régime, même s’ils utilisent des pseudonymes. Il faut dire que les contre-manifestants, les contre-blogueurs sont très présents en Libye. Ce qui explique qu’il y a eu une marche de la population et aussi une marche du comité révolutionnaire contre cette marche pacifique.
RFI : Alors qu’elles avaient manqué le coche en Tunisie et en Egypte, les capitales étrangères peuvent-elles jouer un rôle dans le cas libyen ?
H. A. : Les capitales européennes, ou disons les démocraties occidentales, ont des intérêts énormes, majeurs, avec la Libye. Si l’Egypte a un intérêt surtout stratégique pour la stabilité de la région, la Libye a un intérêt économique important surtout en terme d’approvisionnement en pétrole. Elle est très proche de l’Europe. Comme les grandes sociétés pétrolières sont américaines et certaines également européennes, je crois que les Européens et les Occidentaux vont plutôt attendre de voir comment va évoluer la situation avant de se prononcer. Car ils ne veulent surtout pas se fâcher avec le colonel Kadhafi, surtout si les manifestations n’arrivent pas à dépasser un seuil contrôlable par le régime libyen.