Cheikh Hamidou Kane : Le levier culturel est essentiel

« Faire entendre notre identité », c’est le mot d’ordre de l’écrivain-philosophe Cheikh Hamidou Kane pour le 3e Festival mondial des arts nègres (FESMAN). Dans son livre culte L’Aventure ambiguë, il avait raconté le déchirement d’un émigré africain en Occident pris entre deux cultures. L’ancien ministre Cheikh Hamidou Kane, né en 1928, a été très proche du président sénégalais Léopold Sédar Senghor, le fondateur du premier Festival mondial des arts nègres en 1966. Il connaît depuis cinquante ans l’actuel président Abdoulaye Wade. Entretien exclusif sur la culture et l’identité noire.

RFI : Quelle était votre relation avec Léopold Sédar Senghor, le fondateur du Festival des arts nègres ?

Cheikh
Hamidou Kane : Senghor était le leader politique du Sénégal. J’avais eu l’occasion d’avoir beaucoup de discussions et de débats avec lui sur le plan de la culture, sur la nécessité que les cadres intellectuels africains portent témoignage de leur identité parce que le monde noir est un monde de l’oralité. De ce fait, ceux qui ne parlent pas leur langue tendent à ignorer leur civilisation, leur culture et même quelquefois à nier l’existence de cette culture, de cette civilisation. De sorte que ceux d’entre nous, Noirs, leurs devoirs étaient de porter témoignage de l’existence d’une identité noire, de l’existence d’une culture noire, d’une civilisation noire, d’une pensée noire.

RFI : L’identité noire qu’on appelle la négritude ?

C.H.K. : C’est vrai. Lui et moi, nous avons continué de militer intellectuellement et aujourd’hui, le message que des intellectuels comme moi et d’autres veulent transmettre au continent africain, c’est que le moment est venu pour ce continent après diverses péripéties -la traite négrière, la colonisation et les cinquante années de l’indépendance qui ne se sont pas toujours déroulées au mieux de ce que nous pouvions rêver- le moment est venu enfin de donner à l’Afrique sa place dans le monde.

 
RFI : Est-ce qu’il s’agit de prouver quelque chose à quelqu’un, aux petits blancs par exemple ?

C.H.K. : Non, il est inutile de perdre son temps à essayer de prouver quelque chose aux petits blancs, à ceux qui continuent d’avoir des idées rétrogrades. Il faut prouver le mouvement en marchant. Il faut prouver la présence de l’Afrique en la bâtissant. Et pour cela, j’aime bien rappeler ce qu’a dit un très grand historien africain. Sur la longue période l’Afrique a été victime de trois dépossessions.
Elle a été dépossédée de son initiative politique. Dès que nos rois, nos empereurs, nos chefs traditionnels ont été défaits, nous avons perdu l’initiative politique. Elle a été dépossédée de son identité indigène. Nous devions nous assimiler aux Blancs, aux Français, aux Espagnols, aux Portugais etc. L’Afrique a été dépossédée de son espace. L’Afrique comme continent n’existe pas. C’est juste cinquante-trois Etats, cinquante-trois morceaux découpés sur ce continent par des colonisateurs européens. La frontière qui sépare le Sénégal de la Mauritanie passe au milieu du fleuve. J’ai une partie de ma famille qui est en Mauritanie et une partie de ma famille est au Sénégal. C’est comme ça sur tout le continent africain.
Il faut que l’espace africain se reconstruise et, pour cela, il faut par exemple transcrire nos langues qui sont orales, les moderniser et les enseigner. Plutôt que d’enseigner seulement le français, il faut enseigner le français, le peul, le wolof. Plutôt que d’enseigner l’histoire de France, « nos ancêtres les Gaulois », il faut enseigner notre histoire, celle du roi des Zoulous, Chaka. Voilà, c’est ça l’histoire qu’il faut enseigner aux jeunes Africains noirs.

RFI : A votre avis, le changement ne peut se faire que par la politique ?
 
C.H.K. : Non, je n’ai pas dit ça du tout. Au contraire, le levier culturel, le levier intellectuel, sont essentiels. Maintenant nous avons les moyens de rendre ce levier plus efficace. Nous avons les rappeurs, les slameurs, nous avons les musiciens. Youssou Ndour est plus connu dans le monde que moi parce qu’il sait chanter. C’est toutes ces manières de faire entendre notre identité qu’il faut faire intervenir.

RFI : Il y a un décalage par rapport au projet initial des arts nègres devenu Festival mondial des arts nègres avec cette troisième édition ?
 
C.H.K. : On peut considérer que les gens ont voulu faire quelque chose pour leur propre gloire dans une certaine mesure.
 
RFI : Vous pensez à qui ?

C.H.K. : Senghor était connu comme poète, comme grand penseur, mais le fait qu’il ait ajouté à son palmarès d’avoir convoqué pour la première fois un festival mondial qui a réuni tous les Noirs du monde a ajouté à sa gloire. Dans le cas d’Abdoulaye Wade, je suis convaincu que son souhait de voir l’Afrique s’unir, l’Afrique prendre sa juste place dans le monde, c’est probablement la raison principale pour laquelle il a voulu lancer ce festival.

RFI : Relancer plutôt ?
 
C.H.K. : Relancer ce festival. Que derrière cela, il y ait malgré tout un désir politique de politique politicienne.

RFI : Il y a une stratégie politique à votre avis ?
 
C.H.K. : Une stratégie politique au Sénégal. Tout le monde sait qu’il a annoncé sa volonté de se représenter en 2012, mais je crois dans sa sincérité -puisque je le connais depuis plus de cinquante ans et qu’ensemble, nous avons milité dans un parti politique- c’était les Etats-Unis d’Afrique. Je pense qu’Abdoulaye Wade continue de militer très fortement pour ça.

RFI : Vous ne croyez pas que vu la programmation et les problèmes de logistique, qu’il reste quand même superficiel, un peu dispersé ?
 
C.H.K. : Ce que vous dites est vrai. Il y a beaucoup de désordre. Malheureusement, ça c’est un des regrets qu’on peut avoir dans la gouvernance de Wade. Il est foisonnant d’idées mais il n’a pas une vision à moyen et long terme. Et surtout, il n’a pas su déléguer à des collaborateurs qui peuvent le faire. Tous ceux qui sont venus à ce festival vont avoir à constater des faits, des manquements, ce qui est dommage.

 

 

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