RFI : Comment est née l’idée d’écrire une biographie d’Amadou Kourouma ?
Jean-Michel Djian : Mon envie est née d’un simple constat : il n’y avait pas de biographie d’Amadou Kourouma alors que c’est l’un des auteurs francophones d’Afrique les plus connus dans le monde. Ses admirateurs le comparent à Gabriel García Márquez à cause de l’originalité baroque de son univers romanesque. Kourouma a profondément transformé l’écriture africaine et continue d’exercer une très grande influence sur les générations qui sont venues après lui.
RFI : Vous avez donc voulu combler une lacune ?
J-M. D. : Je trouvais dommage que personne n’ait pensé à raconter la trajectoire de cet homme hors du commun, son enracinement dans la société malinké, son expérience de la vie politique ivoirienne dont il était à la fois un fin connaisseur et victime. C’est tout cela que j’ai essayé de raconter dans mon livre. Cela dit, cette biographie n’aurait pas été possible sans l’amitié de la famille de Kourouma, plus particulièrement de son épouse Christiane Kourouma qui m’a autorisé à consulter les archives familiales stockées à Chaley, près de Lyon.
RFI : Vous avez aussi connu Kourouma de près. Comment était l’homme Ahmadou Kourouma ?
J-M. D. : Je l’ai rencontré pour la première fois en 1992, à Lomé (Togo). Je suis allé le voir dans un grand hôtel où se déroulait une conférence sur les assurances. Nous avons pu parler en toute quiétude car j’étais le seul reporter à l’importuner dans cette rencontre d’assureurs trop technique pour les journalistes. Après, nous avons continué à nous voir lors des événements littéraires à Paris ou en Afrique. Nous sommes devenus amis. L’homme était complexe, au carrefour de plusieurs mondes, mais capable de surmonter les contradictions qui le déchiraient entre ses racines traditionnelles et la modernité du monde dans lequel il évoluait. Je me souviens particulièrement de ses éclats de rire. A force de le fréquenter, j’ai compris que ses rires relevaient d’une stratégie de détournement. Il riait quand il était ému ou quand il ne voulait pas répondre !
RFI : Kourouma était assureur de métier, plus précisément actuaire. Qu’est qu’un actuaire ?
J-M. D. : Un actuaire est en réalité un statisticien, spécialisé dans le domaine des assurances ou des banques. C’est un métier qui exige une rigueur mathématique phénoménale. Ce métier s’apprend dans une poignée de grandes écoles basées aux Etats-Unis et en Europe. Lyon abrite l’une de ces écoles où Ahmadou Kourouma a eu la chance d’étudier. Il était le premier actuaire diplômé de l’Afrique. Il était très bon en mathématiques depuis son plus jeune âge. Mais il voulait être ingénieur en aéronautique. Il avait d’ailleurs été reçu au concours pour entrer dans une école d’aéronautique à Nantes, mais ne pouvant bénéficier d’une bourse dans cette discipline, il a choisi l’actuariat.
RFI : D’où vient l’intérêt pour l’écriture chez cet homme qui excellait en mathématiques ?
J-M. D. : Je crois que son goût pour l’écriture est né à Saigon où il faisait partie de l’armée coloniale au début des années 1950. Sur les conseils de son aîné, l’écrivain Bernard Dadié, il prenait des notes sur son quotidien et envoyait ses articles au Soleil de Dakar. Mais c’est seulement en 1963, lorsqu’il est victime avec ses amis de la paranoïa de Houphouët-Boigny qui, craignant des tentatives de déstabilisation, fit arrêter et torturer de jeunes gauchistes ivoiriens, qu’il commence à penser à l’écriture sérieusement. Il veut témoigner des violences que perpètre l’Etat postcolonial. Son désenchantement est d’autant plus grand qu’il croyait bêtement qu’avec « les indépendances les voleurs allaient disparaître ». Mais il ne savait pas écrire. C’est en rédigeant son premier roman Les Soleils des indépendances qu’il apprendra à écrire.
RFI : Mais il aura du mal à publier ce premier roman qui est refusé par les éditeurs parisiens, y compris Présence Africaine.
J-M. D. : Les éditeurs français trouvent son texte « mal écrit ». Il est surtout rempli de longs passages journalistiques sur la politique d’un président paranoïaque, sur les pratiques de la torture et le silence de l’Occident. C’est le Canadien Georges-André Vachon qui va éditer le roman à Montréal en 1969 et qui va aider Kourouma à épurer son texte. Il le fait venir à Montréal et l’oblige à décanter le manuscrit. La chance de Kourouma est d’avoir eu d’excellents éditeurs qui l’ont coaché, comme sont coachés aujourd’hui un Mabanckou ou un Kossi Effoui. Vachon et plus tard Gilles Carpentier au Seuil ont compris le romancier génial qu’était Kourouma. Ils vont le conseiller, le pousser à se débarrasser de tout ce qui pouvait mettre en danger la portée romanesque de ses récits. Kourouma était conscient de l’utilité de ce travail et disait en particulier de Vachon que c’était « l’ami qui l’a fait ».
RFI : Vous écrivez que Kourouma « se serait bien vu jouer un rôle sur la scène politique ivoirienne ». Pourquoi ce rêve ne s’est pas réalisé ?
J-M. D. : En grande partie à cause de son honnêteté foncière et de sa franchise. Kourouma n’était pas diplomate pour un sou. Il disait ses quatre vérités aux puissants. On se souvient de son discours en juin 2001, lors de la remise par le gouvernement ivoirien des insignes de commandeur de l’ordre national, demandant que toute la lumière soit faite sur le charnier de Youpougon. Laurent Gbagbo s’est senti visé et a quitté la salle sur-le-champ. Et pourtant les deux hommes étaient très liés. A tel point que Gbagbo avait proposé le nom de Kourouma pour la présidence du Forum de réconciliation nationale. Il aurait pu devenir ministre de la Culture ou des Finances, mais il aurait été en porte-à-faux avec la pratique politique africaine pour laquelle il avait un profond mépris. N’a-t-il pas écrit que l’Afrique était « aussi riche en potentats qu’en pachydermes, aussi riche en violeur de droits de l’homme qu’en hyènes » ?
Jean-Michel Djian, Ahmadou Kourouma, Le Seuil , 240 pages.
Lire aussi:
- "Erik Orsenna se souvient d’Ahmadou Kourouma", publié sur rfi, le 27/08/2004
- "Les derniers mots d’Ahmadou Kourouma", publié sur rfi, le 11/12/2003