Deuxième ville la plus peuplée d’Afrique avec 3 600 000 habitants, capitale économique du Maroc, Casablanca est considérée comme un eldorado. Mais derrière les grands écrans publicitaires qui bordent ses longues avenues, aux pieds de ses palaces, des enfants en haillons, un chiffon appliqué contre le nez, le regard vague, errent. Ce sont les enfants des rues et on en dénombre environ 7 000 à Casablanca. Ils se sont réfugiés dans la rue pour fuir des conditions familiales difficiles ou des employeurs brutaux avec l’espoir d’y trouver la liberté. Mais pour ces enfants sans le sou, la ville est devenue une jungle. Elle en a fait des « enfants sauvages », livrés à eux-mêmes, violés par leurs « protecteurs », drogués au diluant.
Comme chaque matin depuis onze ans qu’il travaille à Bayti, Youssef fait sa tournée dans le centre-ville à la recherche d’enfants des rues. Ils les trouvent souvent endormis, couchés sur le trottoir, parfois blottis à plusieurs sous une même couverture. Pas question de les réveiller. « Nous, on a passé une bonne nuit. Mais eux, ils se sont peut-être seulement endormis il y a deux ou trois heures. Nous devons respecter leur sommeil », explique Youssef. Alors il poursuit son chemin, en attendant qu’ils se réveillent.
Sensibiliser la population
Il aperçoit un garçonnet en train de dévorer un pain rond sous les yeux envieux de la petite chienne qui le suit partout, abandonnée, comme lui. L’enfant l’a reconnu. Un sourire éclaire son visage. C’est Rachid, il a onze ans. La discussion s’engage. Youssef essaie de le convaincre de l’accompagner au foyer de jour de l’association.
La présence de cet adulte à côté de l’enfant en guenilles intrigue les passants. « D’habitude, les gens ne font pas attention aux enfants des rues, remarque Youssef. Mais, parfois, quand ils voient un adulte leur parler, ils s’interposent parce qu’ils pensent qu’il fait partie d’une organisation criminelle qui va les exploiter. Dans la rue, on est toujours obligé de sensibiliser la population, d’expliquer ce que l’on fait ». Après un rapide échange, Rachid finit par accepter de suivre l’éducateur.
« Projet de vie »
Une fois douché et changé, Rachid court rejoindre les autres enfants. Le gamin des rues est redevenu un petit garçon comme les autres, allant de table en table jouer avec ses camarades. En apparence du moins. Car le traumatisme né de la rue est toujours là et il faut de longues séances de discussion avec les éducateurs de l’association pour parvenir à le surmonter. Régulièrement, les éducateurs de rue s’entretiennent avec les enfants dont ils s’occupent. Ils cherchent à savoir ce qui les a poussés dans la rue, découvrir leurs problèmes familiaux et établir avec eux un « projet de vie ». Cela passe par une rescolarisation, un replacement familial pour les plus jeunes ou l’insertion professionnelle pour les plus âgés.
Cette dernière tâche incombe à Mohamed Bijakhan, en charge du programme réinsertion. Chaque jour, il reçoit les jeunes, les écoute, les conseille, les oriente. « On ne travaille pas pour eux mais avec eux », insiste-t-il. Mais c’est loin d’être facile. Pour les adolescents, dont certains sont depuis des années dans l’association, Bayti est un cocon. Ils y sont encadrés, logés, nourris. La quitter, c’est plonger dans l’inconnu. « Certains font même exprès de ne pas avoir de bons résultats pour continuer à se la couler douce ici. Et nous, nous ne pouvons pas les lâcher et les laisser livrés à eux-mêmes », déplore Mohamed Bijakhan.
Des efforts qui finissent par payer
Même une fois insérés dans le monde professionnel, la partie n’est pas gagnée. « Il y a des jeunes qui ont d’énormes problèmes avec l’autorité et la ponctualité. Ils préfèrent quitter l’entreprise pour retrouver leur pseudo liberté », peste-t-il. Alors, régulièrement, Mohamed Bijakhan parcourt Casablanca et sa région pour visiter les entreprises partenaires et discuter avec ses protégés qui y travaillent.
Ces efforts finissent par payer. Une ancienne de Bayti est diplômée de journalisme, un autre est dresseur de chevaux à Abou Dhabi. Sans parler de ces dizaines de jeunes devenus menuisiers, ouvriers agricoles, garçons d’hôtel ou pâtissiers. A l’occasion du quinzième anniversaire de sa création qu’elle s’apprête à célébrer, l’association a souhaité rassembler ces jeunes, symboles de réussite et d’espoir pour les enfants dont elle s’occupe. Beaucoup ont déjà décidé de ne pas répondre à l’appel. Dans une société marocaine où les préjugés sont encore nombreux, avoir eu une enfance difficile, c’est la hchouma, la honte. Même lorsqu’on est parvenu à la surmonter.