RFI : Qui est Viktor Bout ? Un trafiquant faiseur de guerre ou avant tout un opportuniste ?
Stephen Smith : C’est un peu de tout. C’est quelqu’un qui est certainement un opportuniste, mais c’est aussi quelqu’un qui a beaucoup de talents. Il était lieutenant dans l’armée russe, il parle un nombre incroyable de langues. Il y a évidemment parfois un peu de fantaisie, mais il parle en tous cas le farsi, l’anglais, le portugais, l’arabe, donc ça fait déjà beaucoup. Il avait donc certaines qualités. Au moment où le Mur de Berlin tombait, il a acquis ces gros porteurs de l’armée soviétique, qui se vendaient pour peu cher à un moment. Et il a eu ce coup de génie d’aller en Angola pour une opération des Nations unies. Et il a donc fait voler ses gros porteurs, car l’Angola était alors le seul pays qui enregistrait ces avions comme appartenant à l’aviation civile. Et c’est comme ça qu’il a fait ses premiers millions.
RFI : Donc, très vite aussi son histoire est liée à l’Afrique…
S.S. : Un gros volet de son histoire est africain. C’est vraiment un personnage global qui travaillait à l’échelle planétaire mais qui a eu comme fief, comme base l’Afrique et, notamment, le Liberia, l’Angola, l’est du Zaïre, pratiquement toutes les zones de conflit, aussi le Soudan.
RFI : Qu’est-ce qui fait son succès finalement ?
S.S. : C’était l’homme qui pouvait livrer tout à tout moment et je pense que lui, il a réussi avec un jeu de bonneteau ou si vous voulez de poupées russes, à avoir différentes sociétés et pouvoir à tout moment décoller de n’importe quel endroit de la planète et, souvent avec des plans de vol fictifs, transporter des biens. D’ailleurs il l’a fait dans un cadre officiel pour l’ONU, comme je le disais, mais il aussi transporté des troupes françaises pour l’opération turquoise, en 1994 au Rwanda. Donc il avait une face visible [voir le site internet défendant Victor Bout] et une face cachée, la face cachée portait sur des trafics d’armes et de diamants.
RFI : Qu’est-ce qu’on lui reproche avant tout ? C’est d’avoir violé les embargos sur les armes ?
S.S. : On lui reprochait ça. Et ça l’a fait, sinon tomber, du moins ça l’a tiré vers la lumière. C’était dans un rapport des Nations unies en 2000 (lire le rapport), son nom est vraiment mis en avant. A partir de là, c’est une course contre la montre parce qu'entre 2000 et 2001 il est sur la sellette et à ce moment-là les Américains lui retirent la protection qui était déjà un peu perforée, si on peut dire, parce qu’il avait transporté pour les Américains des armes vers les moudjahidines afghans en Afghanistan, donc le commandant Massoud, et par la suite il avait -vous disiez qu’il est opportuniste, la preuve- il avait changé de camp, il avait donc livré des armes aux talibans.
Mais il en savait tellement que, à la fois les Russes, les Américains et d’autres le protégeaient. Les Américains ont d’ailleurs plusieurs fois retiré son nom de projets de résolution notamment des projets français de résolution jusqu’au jour où évidemment, il n'était plus protégé après les attaques terroristes sur le sol américain. Et là il commence une cavale à partir de 2001. Il continue ses activités, il a de multiples passeports, passeports diplomatiques. Donc il arrive à voyager mais c’est déjà un peu plus compliqué, parce que il est désormais sans protection. On pense aussi au célèbre film Lord of War, dont il est le héros qui n’est jamais mentionné. On voit très bien dans ce film qu’il est décrit de façon assez réaliste, qu’il ne tombe jamais parce qu’il en sait trop et parce qu’il y a trop d’Etats qui le protègent.
RFI : C’est justement ce qui l’a protégé aussi longtemps, c’est qu’à force de travailler pour tout le monde, on s’auto-protège ?
S.S. : Vous savez, il y a aussi beaucoup d’argent et donc beaucoup d’influence. On a par exemple pu établir que, rien qu’en une année, il a, via le Togo, apporté des armes à l’Unita (l'Union pour l'Indépendance totale de l'Angola), l’ex-mouvement rebelle en Angola. Il a dû gagner jusqu’à cinquante millions de dollars. Donc il a beaucoup d’influence et beaucoup de connections quasiment avec tous les services secrets du monde entier.
RFI : Finalement, Viktor Bout est très fort parce que, à certains moments, il a même réussi à faire voler ses avions cargos sous les couleurs des Nations unies ?
S. S. : Ça, c’est dû au fait qu’il a pu les enregistrer. Il les a enregistrés un peu partout, en Belgique, en Guinée équatoriale, en Centrafrique, en Afrique du Sud, au Swaziland, à un moment donné aux Emirats arabes unis, mais aussi au Kazakhstan. Il se trouve que le code d’aviation du Kazakhstan, c’est UN, donc ça a pu induire une confusion.
RFI : Viktor Bout est un homme du passé, Stephen Smith ?
S. S. : Viktor Bout est véritablement un homme qui correspond à une époque très précise : l’après-Guerre froide, ce qui lui donne l’accessibilité aux armes peu chères provenant de l’arsenal de l’Union soviétique jusqu’aux attaques de New York. Et à ce moment-là, c’est fini et c’est déjà étonnant que sa cavale ait duré dix ans. On va voir si elle prend fin puisqu’il y a toujours des Etats, je pense à la Russie en particulier, qui essaient de le protéger parce qu’il en sait trop.
RFI : Et justement, les Russes peuvent à leur tour faire pression pour le récupérer à un moment ou à un autre ?
S. S. : Il y a eu un communiqué de Moscou qui disait qu’on pouvait faire une pression qui allait contrarier d’autres pressions, sous-entendu : la pression américaine sur le gouvernement thaïlandais.
RFI : Mais les Américains sont-ils prêts, à votre avis, à le mettre en prison pour le restant de sa vie ?
S. S. : Je pense qu’il risquerait vraiment gros ici, mais il risquerait aussi d’être finalement jugé par le tribunal spécial pour la Sierra Leone. Et en effet, quand on pense aux atrocités qui ont été commises avec les armes et s’il était prouvé qu’il était, comme je le crois, impliqué dans les livraisons d’armes illégales vers le Liberia et vers la Sierra Leone, là encore les risques seraient très, très gros pour lui.
Propos recueillis par Christine Muratet
Dernier ouvrage paru: Voyage en post-colonie, Un nouveau monde franco-africain, Stephen Smith, Grasset, 2010